Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/616

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur les origines historiques du christianisme n’ont guère de prise sur les esprits. Ceux qui prendront la peine de lire sa Formation de la politique britannique en extrairont beaucoup de vérités de détail, consciencieusement élaborées, mais perdront de vue, à chaque page, l’idée générale qui devait dominer tout l’ouvrage. La Révolution française et la personnalité de Napoléon survivront aux attaques de Seeley. Le professeur de politique s’est trompé dans quelques-unes de ses prévisions ; l’historien a quelque peu compromis sa doctrine en l’exagérant, sa méthode en l’appliquant avec une rigidité excessive dans certains domaines où elle est impuissante. Doucement, obstinément, sans donner ni raisons ni preuves, la vieille conception de la personne humaine s’attarde et se défend dans nos intelligences. On nous prouve que nous ne sommes pas libres et nous persistons à nous sentir libres, à agir comme si nous l’étions, à traiter les autres comme s’ils l’étaient, à élever des statues aux grands hommes et des échafauds aux assassins ; à croire que la France, par exemple, et l’Angleterre ne se sont pas faites en dormant, et n’ont pas traversé les siècles comme des somnambules. Et l’histoire redevient telle que nous la définissait Victor Duruy, il y a près de quarante ans, quand nous étions sur les bancs du collège : « le grand livre des expiations et des récompenses. »

Il me semble que la vie intellectuelle de Seeley n’est pas, sur ce point, tout à fait d’accord avec son œuvre. Ce souffreteux, ce laborieux, qui lutta au début contre les difficultés matérielles, contre une santé rebelle, contre l’indifférence, le préjugé, la paresse d’esprit, et enfin contre la mort qui prétendait interrompre son dernier livre ; ce maître presque impérieux, cet écrivain qui, si j’ose le dire, voulut sa pensée et imprima un sceau si personnel à ses idées, ce simple professeur qui finit par créer un immense courant d’opinion et par tenir plus de place dans la politique anglaise qu’un grand chef de parti, puisqu’il a réuni les deux partis dans un même état d’âme : est-ce que ce spectacle ne nous encourage pas à croire et à dire qu’il y a des « forces morales » et que, finalement, elles mènent le monde ? Seeley a battu en brèche la volonté humaine, et son succès est un des triomphes de la volonté.


AUGUSTIN FILON.