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part, poussé à bout par l’invincible hostilité de l’Angleterre, Napoléon sortit des bornes de la nature humaine. L’écrivassier qui, vingt ans auparavant, envoyait des dissertations philosophiques aux académies de province, devint le moderne Attila. Mais, tout « en sortant des bornes de la nature humaine », il n’était pas « original » ; il manquait d’idées à lui. Comme jacobin, il avait soutenu les chimères et les paradoxes répandus dans l’air. Comme tyran, il imita les procédés des grands partageurs de provinces et dissecteurs de nations qui avaient mené le XVIIIe siècle. Son principe, c’est, tout bonnement, le lawless principle, la loi de la force qui consiste à prendre tout ce qu’on peut.

Prendre tout ce qu’on peut ! Seeley a raison : ce n’est pas original. Cela se voit non seulement dans l’histoire du XVIIIe siècle, mais dans l’histoire de tous les siècles. Comme le remarque avec une cruelle justesse M. John Morley, la barbarie primitive, l’abominable « état de nature », restreint et corrigé par nos codes privés, se retrouve encore dans les relations internationales, et je n’aurais qu’à jeter les yeux sur différens points de la planète pour trouver, à l’heure présente, plus d’une confirmation de cette vérité ; mais, surtout, que d’exemples, et combien convaincans, j’en découvrirais dans l’histoire de la croissance et de l’expansion du peuple britannique que Seeley va esquisser tout à l’heure avec tant de maîtrise. Se peut-il qu’il ait passé la première moitié de sa vie à dénoncer, chez Napoléon, le lawless principle, la seconde à le glorifier ou à le déguiser chez ses compatriotes ?

Mais Seeley fournit lui-même une sorte de justification aux abus de force et aux actes arbitraires de Napoléon. Il ne lui impute pas le rêve absurde de la monarchie universelle. La pensée dominante de son règne, c’est la haine des Anglais. Pour vaincre l’Angleterre, il est allé en Égypte ; pour vaincre l’Angleterre, il a asservi le continent. Comme les petits États neutres étaient les principales puissances maritimes après l’Angleterre, il a été amené, pour mettre son ennemie en quarantaine, à saisir les ports et les flottes des neutres : ce qui fut son plus grand crime politique. En luttant contre la puissance britannique, il n’était pas « original », puisque la vieille France n’avait pas fait autre chose depuis 1688. C’est peut-être de quoi nous le louons et l’admirons.

Que, dans cette partie acharnée, dans cet effrayant « quitte ou double », il ait perdu le sang-froid, qu’il ait été pris de ce vertige des grands joueurs qui va jusqu’à la folie, tout le monde l’accorde.