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l’accusateur public n’était pas sans inquiétude sur la façon dont la population de Paris accueillerait cette hécatombe : la Terreur ne l’avait pas encore, à cette époque, asservie et hébétée. A part, du reste, quelques exaltés qui suivaient de près la politique, la masse, depuis la mort de Louis XVI, se désintéressait des événemens. Le 31 mai n’avait été qu’une révolution de palais à laquelle le peuple n’avait rien compris : le procès des Bretons n’avait pas causé plus d’émotion ; les journaux, sauf le Bulletin du tribunal, lui avaient à peine consacré quelques lignes ; on ignorait généralement les noms des victimes. On savait qu’elles étaient au nombre de douze et que parmi elles se trouvaient plusieurs femmes : ceci seulement excitait vivement la curiosité. Aussi, dès midi, l’animation était-elle grande dans les rues où devaient passer les charrettes. A la place Louis XV, la foule s’amassait continuellement : ce n’était point la populace, spectatrice habituelle des exécutions de la Grève, mais un public de bourgeois, de « gens comme il faut », dit un espion : les retardataires accouraient à toutes jambes, crainte de manquer le commencement du spectacle ; des hommes du peuple apportaient des échelles, traînaient des charrettes, improvisaient des estrades et offraient la place à cinq sous ; la plupart des curieux s’étaient munis de lorgnettes « et se déplaçaient souvent pour chercher le point visuel le mieux accommodé à leur vue ; celui qui avait une bonne place ne l’aurait pas quittée quand il eût dû mourir de faim » ; et l’observateur ajoute : « Jugez combien de bavardages ils ont fait pendant une heure et demie d’attente ! J’ai promené et, parmi ce chaos et cette confusion d’une populace très nombreuse, ce que j’ai vu de plus remarquable, c’est la posture d’un militaire en habit bourgeois, qui, tournant à demi le dos à l’échafaud dressé, ayant les pieds dans la troisième ou quatrième position, les bras l’un dans l’autre, a resté dans une attitude de consternation pendant plus de trois quarts d’heure. »

Sans cesse de la rue Royale, de la rue de la Bonne-Morue, du cul-de-sac de l’Orangerie, des quais, accouraient de nouveaux groupes de curieux : par ceux qui arrivaient du Palais après avoir assisté au départ, on apprit que les charrettes approchaient ; on sut que les condamnés montraient beaucoup de résignation, qu’ils s’étaient déclarés bien jugés, et reconnaissaient avoir mérité la mort. Au sortir de la Conciergerie, à peine montée sur la charrette, Mme de la Guyomarais avait crié à deux reprises :