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— En effet, Lalligand-Morillon m’a assuré que la prévenue avait soustrait cette somme… Mais mon collègue Bazire pourra donner à cet égard des renseignemens lumineux.

Bazire était, on se le rappelle, le cousin de Lalligand et très certainement de moitié dans ses spéculations ; mandé à la barre, il se drapa dans sa dignité et refusa de répondre.

Le président se le tint pour dit : cette mauvaise langue de Billaud-Varennes avait risqué de tout compromettre. Etait-il donc besoin de faire éclater aux yeux ce qui ne ressortait que trop déjà de l’attitude des prévenus et de la confusion des débats, à savoir que, dans ce prétoire de la justice révolutionnaire les honnêtes gens se trouvaient au banc des accusés, et que les autres, — juges, jurés, témoins, magistrats, — tous frères, tous fréquentant les mêmes clubs, obéissant au même mot d’ordre, jouaient là simplement une comédie et singeaient prétentieusement les formes solennelles des tribunaux réguliers ? Comment ! Pas un seul de ces jurés, obstinément silencieux, ne s’étonne de l’obscurité de l’instruction ? Aucun ne cherche à savoir par qui les victimes ont été désignées ? Pourquoi celles-ci et pas d’autres ? Qui a découvert leur crime ? Où est le principal témoin ? Qu’est-ce que cet inconnu qui a tout conduit et dont le nom n’est jamais prononcé ? Quel est ce Lalligand-Morillon dont, au contraire, il est fait mention à toute minute ? Non ! ces bonnes gens se contentent de ce qu’on leur donne ; ils sont là pour condamner et non pour s’éclairer et attendent placidement l’heure d’entrer en scène.

Il faut dire que Montané se montra le digne chef de cet aréopage : fut-il inepte ou pensa-t-il être plaisant en posant à Grout de la Motte cette stupide question :

— N’êtes-vous point veuf ?

— Oui, depuis le mois de septembre.

Votre femme n’est-elle pas morte d’aristocratie ?

— Elle est morte du chagrin de voir sa fille malade.

Et on se représente le pauvre homme se rasseyant, les larmes aux yeux, étouffant les sanglots qui lui montent à la gorge, tandis que les curieux le huent, mis en gaîté par la facétie du président.

Enfin, le 15 juin, vers midi, les interrogatoires se terminèrent. Le greffier donna lecture de quelques-unes des pièces saisies à la Fosse-Ingant, entre autres du manifeste du marquis de la Rouerie, puis Fouquier-Tinville prononça son réquisitoire, et la séance fut suspendue.