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ne puis m’empêcher de me le représenter surtout comme une sorte de maître d’études, installé dans une haute chaire, au milieu de l’Europe, et distribuant la louange ou le blâme, de droite et de gauche, aux divers écrivains des divers pays. Que j’ouvre, par exemple, un des six volumes de ses Grands Courans de la Littérature au XIXe siècle, ou ce recueil d’essais, Hommes et Œuvres, qui passe à juste titre pour son œuvre la plus personnelle : à toutes les pages, je vois cités et rapprochés des noms d’auteurs allemands et français, anglais et russes, danois et polonais. Gœthe y voisine avec Maupassant, et Œhlenschlæger leur tient compagnie. Pour définir le talent d’un poète norvégien, M. Brandes nous affirme volontiers qu’on trouve chez lui la sensibilité de Dostoïevski, l’humour de Heine, la fantaisie de Mickiewicz et l’amertume de Leopardi. Toute la littérature de l’Europe lui apparaît sur un même plan, comme apparaissait tout le collège à mon maître d’études ; et, de Lisbonne à Moscou, de Naples à Dublin, il n’y a pas un nom d’écrivain qui ne lui soit familier. C’est ce que, dans l’étude qu’il lui a naguère consacrée ici même[1], M. Jean Thorel appelait une critique « internationale ». Et certes on ne saurait lui donner un meilleur titre, ni qui expliquât davantage le caractère international de la célébrité de M. Brandes.

Qu’après cela ce critique, qui connaît toutes les littératures de l’Europe, ne les connaisse pas toutes à un égal degré, c’est de quoi tout le monde semble bien convenir. Je lisais l’autre jour, dans une revue russe, une étude extrêmement élogieuse pour lui, mais où l’auteur regrettait que, seul de tous, le génie de la littérature russe lui eût toujours échappé. Le même jour la Saturday Review, dans un article tout débordant d’admiration pour l’universalité de ses connaissances, déclarait que, « seul peut-être de tous ses ouvrages, son livre sur la poésie anglaise avait fortement besoin d’être corrigé ». Et je ne pense pas que personne se trouve, en France, pour contredire M. Jean Thorel, quand il nous dit que, des six volumes des Grands Courans, ceux qui traitent de la littérature française sont « les moins remplis » et les plus inexacts. Chaque pays a ainsi l’impression que, de toutes les littératures, la sienne est la seule dont M. Brandes n’ait qu’une connaissance un peu trop imparfaite ; mais peut-être est-ce là un inconvénient auquel s’expose fatalement toute critique qui essaie d’être « internationale ». On peut connaître des noms d’auteurs de tous les pays : mais on ne saurait comprendre et sentir que les œuvres d’un seul

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1893.