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contemporains. » La sympathie est réciproque, et pour que les hommes entrent en sympathie avec l’artiste, il est nécessaire qu’il ait commencé à se mettre en sympathie avec eux. L’artiste fait pénétrer dans d’autres âmes les sentimens qu’il a lui-même éprouvés, et répand en dehors de lui sa propre sensibilité comme sa conception de la vie. C’est pourquoi il a le devoir, non pas envers lui seulement, mais envers la communauté sociale tout entière, que sa sensibilité ne vibre qu’au contact d’émotions généreuses et que son âme ne s’ouvre qu’à de nobles conceptions. C’est en ce sens que l’artiste fera place dans son œuvre à la morale. Car il est exact que l’artiste n’a pas à se poser en prédicateur ; toutes les fois qu’il s’efforce, de propos délibéré, de faire servir son art à une fin extérieure, il trahit tout ensemble et la cause qu’il veut servir et la cause de l’art. Mais il faut qu’il cultive en lui l’honnêteté et la délicatesse de la pensée, qu’il entretienne autour de son âme la pureté de l’atmosphère, en sorte que la noblesse soit comme inhérente aux sentimens qui jailliront spontanément de son cœur pour prendre forme dans ses créations.

Tenir compte des choses qu’on dit et non pas-seulement de la façon dont on les dit, apprécier l’œuvre d’art par son degré de généralité, estimer par-dessus toutes les autres qualités d’expression la simplicité, restituer dans ses droits la notion de moralité, exiger de l’artiste qu’il soit, au sens strict comme au sens large du mot, un honnête homme, tels sont, dégagés d’une apparence de paradoxe et des outrances de la forme, les points essentiels de la doctrine de Tolstoï. Nous les reconnaissons aisément. Ce sont les mêmes qui constituent la doctrine classique, et, je pense, toute saine doctrine d’art. Le mérite de Tolstoï, c’est d’avoir rajeuni l’expression d’idées qui ne sont si anciennes que parce qu’elles sont vraies, et d’y être revenu par des chemins nouveaux.

Ces vérités sont de celles qu’en tout temps il est bon de redire. Mais en outre le moment est bien choisi pour les rappeler, et les théories de Tolstoï vont dans le sens d’un courant qui commence à se dessiner et qui tend à faire sortir l’art des voies étroites où on l’a récemment confiné. Nous ne pouvons oublier, en effet, qu’avant que le livre de Tolstoï ne fût connu en France, M. Brunetière, dans sa conférence sur L’art et la morale, réclamait déjà contre les excès du formalisme. Et nous-mêmes, c’est en nous inspirant d’idées analogues que nous avons essayé naguère d’esquisser le « rôle social de l’écrivain ». C’est qu’il se fait sous nos yeux une transformation sociale trop rapide et trop profonde pour qu’on puisse se refuser à l’apercevoir et qui rend