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hommes à prendre plus nettement conscience de ces tendances qui sont chez eux à l’état confus, de dégager ces aspirations de tout ce qui les voile et les obscurcit, de les renforcer afin de les faire triompher des puissances malfaisantes qui les combattent. Elle refait au gré de nos rêves et en conformité avec un idéal supérieur ce monde mauvais. Elle nous montre réalisée cette société meilleure vers laquelle nous nous efforçons. Elle nous fait entrer en sympathie avec elle. Elle en prépare ainsi, et elle en hâte l’avènement. Ainsi la notion de moralité rentre dans l’art. Certes il ne suffit pas de recommander le bien pour faire œuvre d’art, et il arrive que l’art soit en contradiction formelle avec la morale. Mais si l’art est un moyen d’union pour les hommes, attendu que la passion est égoïste, que le vice est insociable, et qu’il n’est d’union durable qu’en vue du bien, c’est donc que, toutes choses égales d’ailleurs, l’œuvre d’art qui s’inspire d’une plus haute conception morale, est une œuvre supérieure.

De cette conception de l’œuvre d’art découle celle des devoirs, du rôle et de l’attitude de l’artiste. Aux époques d’extrême raffinement, on le voit s’isoler de la société des hommes et s’imaginer qu’il est au-dessus d’elle parce qu’il est placé en dehors d’elle. Il s’enferme dans sa tour d’ivoire ; il se confine dans un exil hautain et dédaigneux. Il met son amour-propre à se distinguer de la foule ; il tire vanité d’être indifférent à tout ce qui la préoccupe et de consacrer son temps à des choses inutiles. C’est le moyen de vider l’art de sa substance et de le rendre inefficace. Mais si l’art est un langage, il faut donc que l’artiste ait quelque chose à dire et qui vaille la peine d’être dit. Qu’il vive de la vie des autres hommes, et au lieu de se rendre étranger parmi eux, qu’il s’initie à leurs besoins, qu’il partage leurs angoisses et leurs espérances, afin qu’ils en retrouvent l’écho dans son œuvre et qu’ils reconnaissent leur propres sentimens dans ceux auxquels i donne une expression durable ! Alors seulement l’émotion pourra se produire. Alors pourra se réaliser cette contagion à travers l’espace et le temps qui est la propriété essentielle de l’art. « Tout art a pour effet que les hommes qui reçoivent le sentiment transmis par l’artiste se trouvent par-là unis, d’abord avec l’artiste lui-même, et en second lieu avec tous les autres hommes qui reçoivent la même impression… La parole permet aux hommes des générations nouvelles de connaître tout ce qu’ont appris par l’expérience et la réflexion les générations précédentes, ainsi que les plus sages des contemporains ; l’art permet aux hommes des générations nouvelles d’éprouver tous les sentimens qu’ont éprouvés les générations antérieures, ainsi que les meilleurs des