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que cette influence contribue pour une large part à pervertir l’esprit du public. Le critique est par définition celui qui en présence d’une œuvre d’art n’éprouve pas d’émotion, mais qui la juge froidement au nom des règles et des principes. C’est un « érudit, un être à l’intelligence pervertie et rempli en même temps de confiance en soi. » Et sans doute lorsque le critique est « rempli de confiance en soi » il a tort ; il se montrerait plus sage en se montrant plus modeste. Mais il fait son devoir quand, au bleu de s’abandonner à l’émotion, il y résiste et la domine, pour déjouer les prestiges par lesquels un art ou grossier ou trop habile surprend les suffrages de la foule.

Enfin on ne saurait trop protester contre le choix des spécimens par lesquels Tolstoï prétend caractériser la littérature française contemporaine. On est surpris et attristé quand on voit les titres des livres qu’il a lus pour se renseigner sur le mouvement littéraire d’aujourd’hui, et les noms des auteurs en qui il salue les chefs des « générations montantes ». Cela même est de nature à inspirer de salutaires réflexions à ceux d’entre nos écrivains qui seraient tentés d’imaginer que leur gloire emplit le monde. « Un certain auteur nommé Remy de Gourmont trouve à s’imprimer, écrit Tolstoï, et passe pour avoir du talent ; pour me faire une idée des nouveaux écrivains, j’ai lu son roman les Chevaux de Diomède. C’est le compte rendu suivi et détaillé des relations sexuelles de quelques messieurs avec diverses dames. Même chose pour le roman de Pierre Louys, Aphrodite qui a eu un succès énorme… « Tolstoï a lu encore Là-Bas de J.-K. Huysmans, l’Annonciateur de Villiers de l’Isle-Adam et Terre promise par E. Morel. Après quoi il lui a paru qu’il était fortement documenté. Il s’occupe avec complaisance des décadens et des symbolistes, cite tout au long les chefs-d’œuvre énigmatiques de Mœterlinck et de Mallarmé, et n’oublie de citer ni René Ghil, ni Saint-Pol Roux le Magnifique. Au groupe des décadens il adjoint le défilé des mages, et ne néglige ni le Sar Peladan, ni Jules Bois, ni Papus. Et il lui semble, du lointain d’où il l’aperçoit, que la gloire de Baudelaire et de Verlaine a totalement éclipsé chez nous celle de Lamartine et de Hugo. « Je ne puis m’empêcher d’insister sur la gloire extraordinaire de ces deux hommes, Baudelaire et Verlaine, reconnus aujourd’hui dans l’Europe entière comme les plus grands génies de la poésie moderne. Comment les Français qui ont possédé Chénier, Lamartine, Musset, et surtout Hugo, qui ont eu tout récemment encore les Parnassiens, Leconte de Lisle, Sully Prudhomme, comment ont-ils pu attribuer une aussi énorme importance et décerner une gloire aussi haute à ces deux poètes ?… » On ne peut en vouloir beaucoup à