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sur les immenses placards qui garnissaient le fond de la grande chambre où couchaient M. et Mme de la Guyomarais. Cette opération dura près d’une heure.

Mais, au cours de cette interminable nuit, quelle devait être l’angoisse des la Guyomarais ! Gardés à vue par des soldats, ils se voyaient et ne pouvaient se parler. On s’imagine, chaque fois que la voix d’un gendarme appelait, du haut de l’escalier, un nouveau témoin, l’émotion qui devait étreindre ce père, cette femme, ces jeunes filles, dont la vie se jouait ; on se représente les regards de l’un à l’autre, les confidences silencieuses, les signes échangés, les encouragemens muets adressés à ceux qui montaient vers le juge, les interrogations anxieuses à ceux qui revenaient ; et aussi le désordre de cette maison transformée en bivouac, les grandes salles qu’éclairaient mal des bougies placées çà et là, les tables encombrées de brocs de cidre, de pains, de pommes, de bouteilles de vin, car il fallut bien nourrir la garnison : vers l’aube, les gendarmes assoupis sur les fauteuils du salon, aux marches de l’escalier, sur les vieux bancs de l’âtre dans la cuisine, et, continuellement, dans les coups de silence qui pèsent sur la maison, le bruit assourdi des interrogatoires et les éclats de voix de Lalligand qui jure, tempête, menace… Il s’est promis de ne pas quitter la place avant d’avoir tout appris, et, sans souci de l’heure, il continue toute la nuit son enquête.

C’est maintenant la Chauvinais qu’on interroge : il ne veut rien dire, prétend ne rien savoir, n’avoir rien vu : il ne s’est même pas aperçu de la visite des médecins : il ignore si quelqu’un a été malade : au bout d’une heure on le renvoie et le valet de chambre Henry Robin lui succède ; celui-ci dépose avoir servi à la table des maîtres un inconnu qui y mangea quelquefois : il lui a porté, aussi, à deux reprises, des bouillons lorsqu’il était au lit ; il ne sait ce que cet homme est devenu. Puis vient le tour des autres domestiques, Julien David, Michèle Tarlet, Françoise Gicquel : tous gardent souvenir du séjour de l’étranger, mais ils n’ont aucune connaissance de son nom ni de l’endroit où il s’est retiré.

On appelle Amaury de la Guyomarais, et son frère Casimir : le premier sait qu’un étranger, étant probablement des relations de son père, a passé quelques jours au château et qu’il y a été malade ; mais s’il ne s’y trouve plus aujourd’hui, c’est assurément qu’il est parti. Il certifie, non sans une certaine malice hautaine,