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— Pensez-vous que j’abandonnerais un ami malade ?

— Qu’allez-vous faire ?

— On va vous porter chez de braves fermiers que je connais ; vous y passerez la nuit. Après la fouille, au cas qu’elle soit faite, on vous ramènera ici : le trajet ne sera que de quelques minutes et j’espère qu’il ne vous fatiguera pas trop.

Il n’y avait pas un instant à perdre : on enveloppa le malade dans ses couvertures, on le porta jusqu’au bas de l’escalier, et là, il fut hissé sur un cheval ; à travers la nuit humide et noire, par les sentiers détrempés, on s’achemina lentement vers la ferme de la Gourhandais. M. de la Guyomarais et son fils Casimir dirigeaient la marche hésitante du cheval ; Saint-Pierre soutenait le corps affaissé du marquis ; tous gardaient le silence : on eût dit un cortège funèbre.

Ils arrivèrent ainsi à la Gourhandais. Le fermier consentit à recueillir le proscrit : on le coucha dans un de ces lits bretons, en forme de buffet, carrés, touchant presque au plafond et n’ayant qu’une petite ouverture se fermant au moyen de volets mobiles. La fermière s’institua la garde-malade. Puis, de retour au château, M. de la Guyomarais se hâta de faire disparaître toute trace du séjour du marquis : il enfouit dans le double fond d’une armoire sa valise, ses effets, ses armes et replia les couchages. Il terminait à peine cette besogne qu’on entendit le bruit d’une troupe en armes, descendant l’avenue ; il était quatre heures du matin.

Les patriotes de Lamballe pénétrèrent dans la cour, s’emparèrent de toutes les issues, et leur chef entra dans la maison qu’il visita des caves au comble ; il poursuivit sa perquisition dans les écuries et les dépendances ; n’ayant rien découvert, il rejoignit ses hommes, prit avec eux le chemin de Plancoët où l’on savait que le marquis avait quelquefois trouvé un asile. Passant devant la Gourhandais, ils y entrèrent pour boire et se reposer. La fermière, voyant sa cour pleine de soldats, ne perdit pas la tête : prenant son chapelet, « elle se met à genoux sur un banc très élevé devant le lit où la Rouerie est couché, s’y penche, obstruant l’étroite ouverture et prévient à voix basse le marquis de ne pas dire un mot ni faire un mouvement. » La fatigue de la nuit, le manque d’air, avaient augmenté la faiblesse du malade : les gardes nationaux demandèrent avec bruit du cidre et du feu pour allumer leurs pipes : la femme ne quitta pas son poste.