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besoins nouveaux, quel sera demain l’architecture rationnelle ? et de l’architecte passé, peut-on conclure à l’architecte futur ? Aussi bien son rôle n’est pas facile, si l’heure est grave : la société dans laquelle il vit, et pour laquelle il va travailler, cette société moderne, agitée, pressée, pratique, sceptique et surtout banale, ne peut que lui imposer la banalité de ses désirs ou la vulgarité de ses besoins, le plus de commodité et le plus d’apparence avec le moins d’argent possible. Nos Mécènes à la mode lui demanderont des hôtels, non pas à leur goût, — ce qui serait encore leur droit, — mais au goût du plus riche voisin, et à la taille du grand seigneur ruiné, exproprié ou mort qu’ils s’imaginent remplacer, demeures somptueuses, inutiles et factices où vivront dépaysées dans les pierres, qui ne le comprendront pas, ces âmes nouvelles de parvenus satisfaits et inoffensifs, notables commerçans, étonnés de leur subite grandeur et plus encore gênés en leur trop récente aristocratie ! C’est aussi que l’autre est ruinée, ce qui ôte le goût de construire, et n’a plus de sève, n’ayant plus le pouvoir… l’autre, cette vieille aristocratie de la race et du sang, à qui du moins un long passé de services rendus, de goûts cultivés et de principes transmis laissait la gloire et le plaisir des nobles idées, le sens des élégantes habitudes, et comme un parfum, attaché à ses demeures, de légitime et traditionnelle beauté. Et si chaque époque n’a que l’aristocratie qu’elle mérite, l’art, malheureusement, ne reflète que l’aristocratie qu’il a.

Enfin, si, dégoûté de ces parodies d’élégance, ou de ce démarquage de style, l’architecte infortuné mais encore convaincu, se retourne vers l’Etat protecteur, on l’envoie se faire toiser au concours, niveau presque toujours certain des médiocrités, et s’il s’y refuse, on le charge, et combien lourdement, de raccommoder les toits des vieux bâtimens célèbres, et de remplir à la journée, des restes « d’un talent qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint », des paperasses et des bordereaux ! Veut-il encore essayer des grandes entreprises commerciales, industrielles, financières ? Il se heurte aux deux grandes menaces de l’avenir : la spéculation et l’ingénieur ; d’un côté, l’argent, l’indispensable et détestable argent, arrivé de Francfort ou retour de Chicago, qui tue et prostitue toute grâce et le goût charmant de France ; de l’autre la science, oui, la fausse science, sortie des desséchantes écoles où poussent des mathématiciens sans passé, sans lettres, sans tendresse et sans rêve. Car, j’en ai bien peur, entre l’architecte désormais impuissant, s’il