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72 ans, père de cinq enfans, écrit à l’un d’eux : « Je me donne la mort parce que je suis dans la misère ; je te prie bien de payer ce que je dois : à la boulangerie, 7 fr. 20, à la blanchisseuse, 3 fr. 15, au charbonnier, 0 fr. 75. »

Ce souci des droits de leurs créanciers, cette absence de haine contre les propriétaires, chez de malheureux ouvriers, saisis quelquefois pour des sommes minimes de 40, 50 francs, sont d’éloquens témoignages des sentimens d’honnêteté qui subsistent chez beaucoup d’ouvriers à Paris, malgré les excitations des journaux révolutionnaires. Si on trouve parmi eux des paresseux, des débauchés et des alcooliques, c’est peut-être aussi parmi eux qu’on rencontre le moins d’égoïsme, le plus de dévouement, de droiture et de tendresse, L’amour conjugal, l’amour paternel, l’amour filial, trouvent pour s’exprimer dans ces lettres d’ouvriers les termes les plus touchans. « Je vais rejoindre votre mère, que j’ai tant aimée, écrit à ses enfans un ouvrier de soixante-dix ans. Mon dernier souhait, si vous pouviez l’obtenir, ce serait de mettre mon corps dans sa fosse, c’est-à-dire de me retirer de mon cercueil, d’ouvrir le sien et de mettre mon corps sur le sien ; je serai près d’elle. » — Un autre, âgé de soixante ans, se jette dans la Seine ; on trouve sur son cadavre les lignes suivantes écrites au crayon : « Je ne puis plus vivre sans ma femme. Quarante-sept ans de mariage. Je vais la rejoindre. » — Un entrepreneur maçon tombé dans la misère se tue, après avoir écrit à sa femme : « Ma petite femme, combien je suis peiné de me séparer de toi et de mon petit Emile, mais j’y suis obligé, je suis dans la misère ; je vous rendrais malheureux. Tu es jeune, tu pourras avoir encore du bon temps. Je meurs en pensant à vous. Adieu, je vous embrasse mille fois, car je vous aimais bien. » — Beaucoup d’ouvriers qui se tuent par misère expriment aussi dans les termes les plus touchans le désir d’être enterrés auprès de leur père et de leur mère. Je ne reproduis pas ces lettres, pour ne pas fatiguer les lecteurs. Je me borne à cette réflexion que l’on trouve chez les hommes du peuple plus fréquemment que chez les heureux du monde, des suicides d’enfans inconsolables de la mort de leurs parens et des suicides de veufs et de veuves désespérés de la mort de leur conjoint ; et je crois qu’Alfred de Musset était dans le vrai quand il disait :


Les gens d’esprit ni les heureux
Ne sont jamais bien amoureux,