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maintenant sans faire des dupes, et c’est volontairement qu’en face d’un avenir qui m’effraye je cesse de vivre ? »

Tandis que les criminels font souffrir leurs victimes, les voient, les violent, les frappent et les tuent, les suicidés par misère sont pleins de tendresse et de dévouement pour leurs parens, leurs enfans, leurs amis, leurs voisins et même de sollicitude pour leurs propriétaires et leurs concierges. Souvent ils s’excusent par écrit auprès de ces derniers de leur donner l’ennui d’avoir un suicide dans leur maison ; quelquefois même, pour éviter cet ennui au propriétaire, ils lui écrivent qu’ils vont se donner la mort au dehors. Ce qui m’a beaucoup frappé dans les nombreux écrits des suicidés par misère, c’est l’absence de tout sentiment de haine contre le propriétaire, c’est le chagrin de ne pouvoir le payer, et le désir que le petit mobilier qu’ils laisseront serve à le désintéresser. Un ouvrier, peintre en bâtimens, âgé de cinquante-six ans, manquant de travail et à bout de ressources, ne pouvant payer son loyer, se pend après avoir écrit à son neveu : « Mon cher J…, la vie m’est à charge, je ne puis plus la supporter. Je te prie de vendre mes meubles, pour payer mon loyer. » — Un autre ouvrier, qui se tue parce qu’il ne peut plus donner le nécessaire à ses enfans, se préoccupe avant de mourir du paiement de son loyer : « Je ne dois que le terme qui court ; il sera payé par la vente de ce qu’il y a chez moi. »

Quelques-uns, avant de se tuer, s’imposent des privations pour payer leurs petites dettes. « Etant sans ressources, abandonné de tout le monde et fatigué de la vie, je me suicide, écrit un pauvre ouvrier, mais je ne fais rien perdre à personne. On trouvera dans mon portefeuille une petite somme que j’ai économisée, pour la rendre à X…, qui a eu la bonté de me la prêter ; je me suis bien privé pour cela. » — Un autre ouvrier, avant de s’asphyxier avec sa femme, se rappelle qu’il n’a pas payé sa blanchisseuse ; il lui écrit pour la prier d’accepter en paiement le peu de linge qu’il a donné à laver. Tandis que de grands seigneurs au XVIIe et au XVIIIe siècle ne se croyaient pas déshonorés par leurs dettes, on voit des ouvriers si humiliés de ne pouvoir faire face à leurs engagemens, qu’ils se tuent de désespoir. « Je me suicide pour des peines d’argent, écrit un ouvrier peintre en voitures. J’ai pris des engagemens trop forts et ne peux arriver à m’acquitter. Je ne me sens plus la force de supporter ces humiliations. » — Un chaudronnier, âgé de