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d’Artois et qu’il se trouvait à Londres, fort occupé à faire patienter ses créanciers dont l’âpreté lui causait de grands embarras. Parvenu à Londres, Chévetel se logea à l’Ours-Blanc et informa aussitôt de son arrivée le secrétaire de Calonne : les lettres de créance dont l’avait muni le marquis de la Rouerie lui ouvrirent toutes les portes. Calonne s’empressa de le recevoir. Le ministre l’accueillit aimablement ; Chévetel « après les complimens d’usage lui remémora qu’il avait déjà eu l’avantage de se trouver plusieurs fois avec lui chez Mme C… et Calonne parut ou du moins fit semblant de paraître se rappeler les traits de son interlocuteur. » Il lui posa plusieurs questions « avec beaucoup d’adresse », lui demanda « ce qu’il faisait avant la Révolution », et, quand Chévetel eut répondu « qu’il appartenait à Monsieur, il crut remarquer sur la figure de Calonne une impression fâcheuse qui se dissipa promptement. »

S’il faut en croire Chévetel, l’ancien ministre de Louis XVI s’occupait à Londres de la fabrication des faux assignats : il avait déjà fait passer au Comte d’Artois « une somme de 3 millions en billets de cent sols, parfaitement imités, et cette ressource avait permis aux débris de l’armée royale de subsister pendant quinze jours. Il faisait imprimer en outre des bons de 200 livres qu’aussitôt le tirage terminé on devait expédier au marquis de la Rouerie : en somme Calonne espérait se trouver bientôt possesseur d’un milliard et demi en papier-monnaie falsifié : il en inonderait la France, dans le double dessein de solder ainsi ses agens de l’intérieur, — il ne dissimulait pas qu’il en avait soudoyé dans tout le royaume, — et, en second lieu, d’amener, par la propagation de cette masse d’assignats sans valeur, le discrédit sur ceux régulièrement émis par la République.

Il traita Chévetel en ami et ne lui cacha rien de ses espérances.

— Restez à Londres, lui dit-il, venez quelquefois me voir, et, quand il en sera temps, je vous ferai passer en Bretagne.

Mais il se ravisa et, comme il ne pouvait quitter Londres, où ses créanciers l’avaient mis en surveillance, il dépêcha Chévetel vers le Comte d’Artois, le chargeant de conseiller aux frères de Louis XVI de « tourner désormais toutes leurs vues du côté de la Bretagne et de la Normandie » ; une compagnie de navigation hollandaise s’était engagée à transporter les restes de l’armée royale d’Ostende à Saint-Malo ; on était sûr que cette ville se rendrait aux Princes à la première sommation, et l’on serait