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je ne danserai pas aujourd’hui. Mais, si tu veux, je m’assoirai là, et te raconterai une belle histoire du temps passé, que jamais encore je ne t’ai racontée. Il y sera question de la mer, et de grands bateaux, et d’une femme de la mer venant demeurer dans les maisons des hommes. — Parbleu ! s’écria-t-il, j’aurais grand désir de voir la mer et de naviguer sur elle ! — Oui, dit Elfhilde, mais tu me prendrais avec toi, n’est-ce pas ? — Certes, oui ! » dit Osberne. Et tous deux, assis aux deux côtés de l’eau mugissante, ils oublièrent le flot qui les séparait, qui sans doute ne devait jamais cesser de les séparer.


Les années passèrent. Osberne devint un grand jeune homme et Elfhilde une belle jeune fille. Mais leurs cœurs restaient toujours unis l’un à l’autre ; et grande fut la douleur d’Elfhilde quand son ami vint un jour lui dire que, pendant de longs mois, il ne la verrait pas, s’étant engagé dans l’armée de sir Medard, baron de Cheaping, à qui le baron de Deepdale venait de déclarer la guerre. « Oh ! si tu pouvais être ici, lui dit-elle, et que je sente tes bras autour de mon cou ! — Eh bien ! repartit Osberne, puisque nous ne sommes plus des enfans, je te dirai que depuis longtemps déjà j’ai le même désir. Et d’apprendre que tu l’as aussi, cela, me fait plus de joie que je n’ai de chagrin à te faire mes adieux. Car, vois-tu, mon cœur, comment nos corps s’uniraient-ils si je restais toujours chez mes grands parens, et toi, de l’autre côté de l’eau, chez tes deux vieilles tantes ? Ne dois-je pas apprendre à connaître le vaste monde, et explorer la terre et la mer, jusqu’à ce que j’aie enfin pu traverser le flot qui nous sépare, et que nos deux corps se soient enfin rejoints ? » Sur quoi la jeune fille se sentit un peu consolée et dit, en essayant de sourire : « Te rappelles-tu la joie que c’était pour toi de me rapporter des cadeaux et de me les lancer à travers le fleuve ? Eh bien ! cette fois, quand tu reviendras dans la vallée, il y a un cadeau que je te supplie de me rapporter. — Oui, mon cœur, mais que sera-ce ? » — Et la vérité nous force à dire qu’il eut quelque chagrin de voir qu’au moment même de leurs adieux elle lui demandait un cadeau, comme un petit enfant. Mais elle lui dit : « O mon bien-aimé, que serait-ce, sinon toi-même ? » Et là-dessus, elle ne se sentit plus la force de contenir sa douleur. Et longtemps elle pleura ; et bien que mainte parole caressante lui arrivât d’au-delà du flot, et maint adieu, et mainte parole désolée, elle ne put ni sécher assez ses larmes pour voir encore son ami, ni maîtriser ses sanglots pour lui dire adieu. Et elle ne vit plus rien de lui que l’éclat de son manteau rouge flottant au soleil de mai, tandis qu’à grands pas il descendait la colline.