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partage de 89, s’est engraissée de tout aux dépens du quatrième État, et qui ne veut rien rendre » ? Hélas ! nous connaissons ce thème. Mais ce que j’aimerais qu’on voulût bien nous dire une bonne fois, c’est où finit « le quatrième État », et où la « bourgeoisie » commence ? De qui se moque-t-on ici ? Si je ne vis que de mon travail, — et quand au surplus j’en vivrais, comme on dit, largement, — suis-je ou non du « quatrième État » ? Mais suis-je au contraire un « bourgeois », ou n’en suis-je pas un, si je porte une redingote et que d’ailleurs je ne sache pas comment joindre les deux bouts de l’année ?

O dangereuse puissance des mots ! et pourquoi faut-il qu’ils survivent à ce qu’ils ont autrefois signifié ? Ce qui était, dans notre ancienne France, constitutif du tiers état, c’était, par définition, de supporter des charges que ne supportaient point les « privilégiés », et c’était, en théorie, de ne pouvoir accéder librement aux « privilèges » qui exemptaient de ces charges. Que voyons-nous aujourd’hui d’analogue ? Je ne sais ni ne veux savoir quelle est l’origine de M. Zola : je la crois haute ! Mais nous autres, qu’il accuse de « nous être engraissés de tout dans le partage de 89 », combien de générations s’imagine-t-il que nous devions remonter pour trouver dans nos humbles généalogies le paysan ou l’ouvrier ? Ministres, sénateurs, députés, généraux, évêques, magistrats, artistes, écrivains, banquiers, grands commerçans et grands industriels, que M. Zola ouvre donc les yeux, qu’il s’informe, qu’il se « documente », et qu’il nous dise ensuite combien il y en a dont l’enfance ait été bercée sur les genoux d’une duchesse ou d’une bourgeoise. Toutes ces distinctions de classes, — qu’on eût pu croire abolies, que l’on finira par créer ou par ressusciter à force d’en parler, sur lesquelles ce n’est pas seulement dans les romans qu’on insiste, mais dans les journaux, et même dans la chaire chrétienne, avec encore plus d’imprudence que de générosité, — toutes ces distinctions ne sont rien de réel, de réellement existant, ne répondent à rien, ne servent qu’aux politiciens pour entretenir des défiances et des haines. A vrai dire, il n’existe en France aujourd’hui ni « bourgeoisie », ni « quatrième État », mais seulement, comme partout, des riches et des pauvres, mais une démocratie mobile et changeante comme les flots, où toutes les conditions étant mêlées ensemble, toutes les « classes » confondues, et tous les individus ayant les mêmes droits, ce sont tantôt les uns qui montent, les autres qui descendent, les premiers qui deviennent les derniers, et les prolétaires qui se changent tous les jours en capitalistes. Et je consens volontiers que les moyens qu’ils en prennent ne soient pas toujours louables,