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marquis lui avait confiés à son retour de Coblentz, c’est qu’il n’avait nul profit à parler. A qui, d’ailleurs les divulguer ? A ses amis du district des Cordeliers ? Mais la révélation demeurait pour ceux-ci sans intérêt pratique, car, tant que la monarchie subsistait, ils ne pouvaient, sans nuire à leur propre cause, publier le mécontentement des provinces réfractaires aux doctrines révolutionnaires. Chévetel préféra donc se taire : non point, comme il l’a prétendu, qu’il n’attachât aucune importance aux propos du conspirateur, mais parce que, après tout, on ignorait encore, en 1791, auquel des deux partis en lutte resterait la victoire définitive. Si la révolution triomphait, il serait alors temps de révéler à ses amis, arrivés au pouvoir, les menées de la noblesse bretonne : dans l’hypothèse contraire, il profiterait tout naturellement de la situation que le hasard lui avait faite et compterait au nombre des plus chauds défenseurs du parti de la Cour. Ce lâche calcul peint le personnage.

Il lui importait, on le comprend, d’être bien renseigné. Il accueillit donc le jeune Tuffin et n’eut pas à le presser beaucoup pour obtenir toute sa confiance. Celui-ci en raconta « autant que le docteur en voulut savoir ». Il le plaisanta sur son habit de garde national, railla les jacobins, exalta l’émigration, pronostiqua la pendaison immanquable de tous les sans-culottes et détailla l’organisation de la conjuration de Bretagne. Chévetel « pensa que Tuffin amplifiait, ne pouvant croire qu’on eût confié à cet étourdi des secrets de cette importance » ; néanmoins il se garda bien de l’interrompre, il le reçut plusieurs fois, et ne le laissa partir qu’après l’avoir aidé à opérer le change des billets de Calonne.

La ressource fut pour la Rouerie la très bien venue : le marquis en était réduit à emprunter de misérables sommes à ses serviteurs. Mais cette modique provision, réduite par le change à moins de 10 000 livres, fut absorbée par les dépenses les plus urgentes aussi rapidement qu’une goutte d’eau par les sables du désert, et, presque aussitôt, le chef de la conjuration implora de Calonne de nouveaux secours. Au mois de décembre, Fontevieux quitta Coblentz, apportant 40 000 livres, également en billets de la Caisse d’Escompte. Sur le conseil de la Rouerie, persuadé qu’il avait en Chévetel un correspondant dévoué et fidèle, Fontevieux, comme Tuffin, s’arrêta à Paris et rendit visite au docteur : celui-ci examina les billets, les reconnut faux, assure-t-il, et ne refusa