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cheval en compagnie de son cousin, l’accompagnant dans ses voyages et lui étant en tout absolument dévouée. De fait, dès qu’il fut lié avec elle, la Rouerie se rangea : il ne quitta plus ses terres, suivant, du fond de sa solitude, la marche de la Révolution. Il pestait contre l’oisiveté où il végétait, se lamentant de n’avoir point de part aux événemens, estimant que la fortune l’avait dupé. Il avait tâté de tout, bravé les préjugés, passé les mers, combattu pour la liberté ; par amour des aventures, il avait goûté des filles de théâtre, du couvent, de la guerre, de la politique, des prisons d’Etat ; il s’était marié pour essayer de la vie régulière… toutes ses tentatives avaient avorté, et, alors que chacun, en France, s’enflammait pour ou contre les idées nouvelles et se préparait aux luttes futures, lui seul, que l’inaction consumait, était réduit, par l’injustice du sort, à demeurer inoccupé et à rester témoin oisif et jaloux de l’activité des autres. Chateaubriand, qui le vit à cette époque, a tracé de lui ce portrait : « Je rencontrai à Fougères le marquis de la Rouerie… qui s’était distingué dans la guerre de l’Indépendance américaine. Rival de la Fayette et de Lauzun, devancier de La Rochejaquelein, le marquis de la Rouerie avait plus d’esprit qu’eux : il s’était plus souvent battu que le premier ; il avait enlevé des actrices à l’Opéra comme le second ; il serait devenu le compagnon d’armes du troisième. Il fourrageait les bois, en Bretagne, avec un major américain et accompagné d’un singe assis sur la croupe de son cheval. Les écoliers de droit de Rennes l’aimaient à cause de sa hardiesse d’action et de sa liberté d’idées ; il était élégant de taille et de manières, brave de mine, charmant de visage et ressemblait aux portraits des jeunes seigneurs de la Ligue. »


II. — LA CONJURATION BRETONNE

Au vieux manoir de la Mancellière, à deux lieues environ de Dol, habitait en 1789 un personnage étrange dont le renom de bizarrerie était grand dans toute la contrée. C’était le comte Louis-René de Ranconnet de Noyan, gentilhomme de vieille race et de caractère hautain ; il était riche, dépensait noblement sa fortune, secourant les pauvres de ses terres, assistant au besoin ses vassaux et entretenant à grands frais des serres et des jardins qui étaient renommés en France et à l’étranger. Le comte de Noyan touchait à la soixantaine ; il avait les cheveux parfaitement blancs,