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qualités et leurs défauts, la facilité de mœurs, l’insouciance, la bravoure, la hautaine et naïve imprudence, l’enthousiasme chevaleresque et l’héroïque mépris de la mort. Ces gens étaient doués d’une étrange souplesse vitale : pour eux l’apprentissage avait été nul et la tâche fut terrible. Au cours de la tempête révolutionnaire, ils firent preuve d’un courage, d’une fierté, d’un stoïcisme qu’on s’étonne de rencontrer chez des hommes qu’une existence frivole ne semblait avoir préparés qu’au plaisir et à la mollesse.

Sous l’influence de Mlle Beaumesnil, la Rouerie devint le plus élégant des mauvais sujets, le plus turbulent des désœuvrés : il maniait comme Léonard le fer à papillotes et appointa une fleuriste en renom pour qu’elle lui apprît à faire des bouquets ; il commit l’extravagance de danser en public, avec sa maîtresse, un pas de ballet sur la scène de l’Opéra ; il connut des succès de toute sorte et des avanies de tout genre ; il eut des querelles, des dettes, des duels, voulut tâter de tout, même du mariage, et demanda la main de la fille d’un gentilhomme breton, Ranconnet de Noyan, son voisin de campagne qui, d’ailleurs, reconduisit ; enfin une rencontre malheureuse avec le comte de Bourbon-Busset mit fin au prologue de cette existence mouvementée : la Rouerie blessa grièvement son adversaire qui, pendant dix jours, passa pour mort. Le roi apprit la chose, — Bourbon-Busset était son cousin ; — dans un mouvement d’humeur, il menaça de faire pendre le turbulent Breton dont les désordres défrayaient les gazettes : la Rouerie, se sentant perdu, voulut mourir ; il absorba une forte dose d’opium, fut secouru à temps, s’enfuit à Genève, d’où il envoya sa démission ; enfin, subitement résolu à racheter par quelque action d’éclat les désordres de sa jeunesse, il revint à la Rouerie, fit ses adieux à sa mère et, accompagné de trois domestiques, s’embarqua pour l’Amérique, où il arriva à la fin d’avril 1777. Il laissait en France un fils naturel, auquel il avait donné son nom et qui reparaîtra au cours de notre récit.

C’est un symptôme bien remarquable que cet enthousiasme de la noblesse française pour la révolution d’Amérique. Il semble que, tout à coup, d’une porte ouverte à l’horizon du vieux monde, soufflèrent des bouffées d’indépendance et de nouveauté, et les gentilshommes, étouffant dans la vieille société, où, pourtant, ils avaient toutes leurs aises, se précipitèrent pour aspirer cet air vivifiant qui les enivra. On citait comme admirable ce trait des