Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/844

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’actrice qu’il était prêt à toutes les folies, et il lui offrit, le plus sérieusement du monde, sa main et son nom, faisant valoir qu’il serait riche un jour, étant le seul héritier d’un certain monsieur de la Belinaye. La Beaumesnil apprit ainsi que l’amoureux enseigne était le neveu de son protecteur. Soit qu’elle fût bonne fille et n’eût pas d’ambition, soit qu’elle craignît d’échanger une situation assurée contre un avenir aléatoire, elle adressa au jeune officier un sermon quasi maternel, et, sans rien révéler de sa liaison avec la Belinaye, lui représenta qu’un tel mariage compromettrait à tout jamais sa situation dans l’armée et mettrait sa famille au désespoir. Sa conclusion fut qu’elle lui fermait sa porte et lui interdisait de la revoir.

Avec une ténacité d’illusions peu commune, la Rouerie porta ce refus au compte de la vertu et de la délicatesse de sa belle ; et son amour s’en accrut. Une nuit, il se dirige, escorta de deux couvreurs, portant une échelle, vers la maison qu’elle habite. Elle lui a défendu sa porte, il entrera par la fenêtre ! et le voilà escaladant le balcon, frappant aux vitres de l’actrice qui, par hasard, est seule. Tout émue, elle consent à le recevoir, car il menace de se jeter sur le pavé si elle s’obstine dans sa rigueur ; mais dès qu’elle le voit à ses pieds, elle le conjure de s’éloigner, lui avouant qu’un secret est entre eux, que son insistance la perd, et que jamais elle ne sera à lui. L’officier, dont l’affliction est extrême, se laisse pousser dehors et sort par l’escalier dérobé juste au moment où M. de la Belinaye frappe en maître à la porte de la maison. Il venait de rencontrer dans la rue les couvreurs remportant l’échelle : croyant à quelque incendie, il s’était renseigné et n’avait pas appris sans inquiétude que ces braves gens s’en retournaient après avoir prêté assistance à un militaire pour entrer par la fenêtre dans telle maison qu’ils désignèrent. Les soupçons que ce récit fit naître dans l’esprit de la Belinaye se confirmèrent lorsqu’il entra chez sa maîtresse : il la trouva fort émue, l’interrogea sévèrement, s’exaspéra de ses réticences, le prit de très haut et, finalement, sortit de la maison en jurant qu’il n’y reparaîtrait jamais.

Le lendemain, il partait pour la Bretagne, où il se confina dans son château, boudant le monde, vivant dans une retraite farouche : il ne fut même pas informé de la disparition de son neveu qui, le même jour, avait quitté Paris et, d’une traite, avait couru s’enfermer à la Trappe, bien résolu à y finir ses jours.