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eu des faiseurs en quête de bruit, des étourdis passant au milieu des événemens et des conversations sans rien voir et rien entendre, des sots impatiens d’importance, des présomptueux croyant avoir tout prédit et essayant de le démontrer dans d’insipides écrits, des égoïstes sans autre souci que de devenir persona grata au gouvernement près duquel ils sont accrédités, ignorant que le triomphe du diplomate vraiment patriote est plutôt de devenir désagréable à ceux dont il surveille, dénonce ou déjoue les trames. La majorité du corps diplomatique se composait d’hommes distingués, d’une incontestable valeur morale, instruits, de manières parfaites, sachant observer, voir, écouter, deviner et raconter.

Chacun des hommes d’Etat influens avait son système sur les meilleures alliances. Persigny ne concevait que l’alliance anglaise et croyait avoir découvert en Angleterre une classe moyenne industrielle, commerçante, ne partageant pas les préjugés gallophobes de l’aristocratie, grâce à laquelle une amitié étroite pourrait s’établir entre les deux pays autrefois divisés. L’alliance anglaise devait être la base constante de notre politique extérieure ; c’était la politique « grande, féconde, glorieuse, qui nous vengerait de nos défaites passées plus que le gain d’une contre-bataille de Waterloo ».

Drouyn de Lhuys, sans être contraire à l’alliance anglaise, attachait plus de prix à l’établissement de liens étroits avec une grande puissance continentale telle que l’Autriche. Cette alliance lui paraissait le moyen de contenir à la fois les entreprises d’agrandissement de la Russie en Orient et de la Prusse en Allemagne, les deux menaces, selon lui, à notre influence ; il y voyait, en outre, une garantie contre les projets audacieux qu’il pressentait en formation dans l’esprit de l’Empereur : elle serait à la fois un levier et un frein[1].

L’idée fondamentale de Morny était un rapprochement entre la France et la Russie : il croyait à l’existence d’une sympathie naturelle entre les deux nations. Peu prussien, de sa nature, il jugeait plus facile et plus utile d’être en bons rapports avec la Russie qu’avec l’Allemagne « qui nous déteste du fond du cœur. » On serait peut-être amené à donner au peuple français la satisfaction d’un accroissement de territoire ; la Russie était la seule puissance qui s’en accommoderait.

  1. D’Harcourt, les Quatre ministères de M. Drouyn de Lhuys, livre tout à fait remarquable par la clarté, la sérénité et la pénétration des aperçus.