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la carrière avec toute l’inexpérience enthousiaste d’un néophyte. Ses premiers actes d’apôtre eurent principalement pour résultat de stupéfier ses contemporains, et on doit reconnaître qu’ils n’ajouteront rien à sa gloire devant la postérité.

Dès 1870, avant l’investissement de Paris, en pleine fièvre d’angoisse et de terreur nationales, il avait commencé cette Lettre de Junius, où il annonçait une série de « révélations curieuses et positives sur les principaux personnages de la guerre actuelle ». Ces révélations positives, — et encore plus curieuses en effet, — lui étaient fournies par l’examen d’une série de photographies, représentant M. de Bismarck, le roi Guillaume, le Prince-Royal, le prince Frédéric-Charles et la reine Augusta : comme il connaissait Napoléon III en personne, il n’avait pas cru nécessaire de le faire figurer en cet album. Ainsi fortement documenté par l’étude rigoureuse de sa demi-douzaine de portraits, après avoir scrupuleusement analysé chacun d’eux, après avoir découvert que notre empereur était un « naïf » ; que le roi de Prusse possédait « au sommet de la tête l’organe de la vénération ; » et que son ministre, âme complexe, ne pouvait pas être corrompu, mais pouvait être convaincu, il entreprenait de le convaincre par une argumentation prophétique, qui dut bien étonner l’illustre homme d’Etat, si jamais il en eut connaissance. « Je vous juge, lui disait-il, avec la plus grande impartialité. » Et il lui conseillait la modération dans la victoire, sous peine de nous voir « nous renfermer dans une place imprenable, dans une forteresse éternelle, dans la Conscience. » Il lui prouvait que l’invasion nous avait donné « la plus puissante alliée que nous puissions avoir, la République,… la République française qui, si elle dure dix ans sans excès et sans discordes, fera la République européenne, le monde entier républicain. » Il rappelait à notre adversaire triomphant que « notre mission, à nous, c’était de supprimer la guerre, de renverser les gouvernemens absolus, de fonder la liberté, de préparer le royaume de Dieu, c’est-à-dire la fraternité universelle. » Il le menaçait d’une coalition de toutes les femmes « qui ne veulent plus enfanter pour la mort, qui vont s’entendre toutes entre elles, par-dessus les ambitions et les politiques des rois et de leurs ministres, qui vont faire avec leur cœur ce que les plus grands hommes n’ont pas pu faire avec leur esprit, et qui vont écraser la tête du serpent. » — La brochure que forme la Lettre de Junius, se maintient presque constamment sur ce ton pendant cent vingt pages. Elle se