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nos poètes populaires, les avaient formulées ; mêlez-y quelques idées du grand poète et du grand penseur de Sainte-Hélène ; relisez les discours frémissans de Thiers avant 1848, en faveur de l’union de l’Italie sous l’épée de Charles-Albert et le bâton pastoral de Pie IX ; celui de Cavaignac, le 23 mai 1849, sommant le ministère de sauvegarder l’indépendance et la liberté des peuples ; rappelez-vous surtout le fameux ordre du jour du 24 mai 1848, voté à l’unanimité, comme règle de la politique future de la France : Pacte fraternel avec l’Allemagne, reconstitution de la Pologne indépendante, affranchissement de l’Italie. Combinez ces écrits, ces paroles, ces actes, tirez-en une règle de conduite, et sans vous perdre en conjectures, en dissertations ou en étonnemens, vous aurez la définition rigoureuse de toute la politique de Napoléon III. Une simple formule la résume : elle fut celle des nationalités.

En adoptant ce principe de la Révolution de 1848, il en mesure la portée et la signification. La nationalité n’est déterminée ni par l’identité des idiomes ni par la conformité des races, ni même par la configuration géographique ou la conformité d’idées née d’intérêts et de souvenirs communs, elle est uniquement constituée par la volonté des populations : c’est l’application au dehors du principe de la souveraineté nationale, fondement intérieur de l’Etat. Les Prussiens, très intéressés à pénétrer la véritable pensée de leur puissant voisin, ne s’y sont pas mépris. Dans une dépêche à Bismarck, leur ambassadeur à Paris, Göltz, relate que, pour l’Empereur, droit des nationalités signifie : le droit qu’ont les peuples de voter eux-mêmes leur nationalité[1]. Ce principe n’était plus une pure rêverie de philosophe depuis que, le prenant dans les profondeurs populaires, la révolution de Février l’avait élevé à la dignité d’un axiome d’État ; il n’avait cependant pas encore agi sur les événemens. Napoléon III lui fait opérer sa dernière évolution ; il l’incarne dans les faits et le réalise. Par lui il descend des nuages, il marche à la tête des armées, dicte les traités de paix, règle le maniement des empires. Napoléon Ier avait dit à Sainte-Hélène : « Le premier souverain qui, au milieu de la grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples se trouvera à la tête de l’Europe et pourra tenter tout ce qu’il voudra. » C’est ce qu’a prétendu Napoléon III.

  1. Sybel, t. IV, p. 183.