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Price, et le Magasin de la maison Price se trouve encore sur l’emplacement même de la première cabane construite en bois rond. Une certaine prospérité s’ensuivit. Saint-Alphonse est, de toutes les paroisses du Saguenay, celle où le commerce des bleuets (airelles) est le plus considérable, rapportant par an 25 000 dollars au moins. L’église de Saint-Alexis a un toit luxueux de fer-blanc, et les deux villages réunis ne possèdent pas moins de trois écoles.

Le supérieur du séminaire de Chicoutimi, qui revient de dire sa messe à terre, me fait un grand éloge des Oblats, qu’il a retrouvés au Labrador chez les sauvages Montagnais, et surtout du Père Arnaud, leur supérieur. Ce Provençal d’Avignon affronte depuis cinquante ans la rigueur d’hivers presque polaires. Il avait commencé sa carrière à Saint-Alexis, courant toujours avec la même célérité en canot et à la raquette, s’efforçant d’établir des écoles médiocrement souhaitées par la population, donnant la chasse au caribou pour se mieux familiariser avec les sauvages. Maintenant il vieillit à Betsiamis, sur la côte nord, et il y consacre ses rares loisirs à l’histoire naturelle. Une seule fois il est allé à Paris, et l’ennui l’en a très vite chassé.

Nous nous remettons en route sous un ciel bas aux nuages gris ourlés d’argent que déchirent çà et là de pâles rayons et, sortis de ce bassin magnifique, nous nous trouvons entre les berges tourmentées de la bizarre et mystérieuse rivière, barrée par des îles et des caps de granit qui forcent le bateau à de savantes manœuvres. Les terres d’alluvion, entassées sur la rive à des hauteurs diverses et souvent énormes, sont percées de rochers, les uns polis par l’assaut des vagues, les autres couverts d’épinettes et de trembles. Nous gouvernons autour du cap à l’Ouest dont le massif imposant s’avance dans les eaux qu’il divise. Celles-ci, lourdes et noires, semblent charrier de la neige. Je regrette que les forêts au pied desquelles nous passons soient encore dépouillées, mais elles ont cependant leur beauté hivernale, puisque le sapin y domine, et les tons roux qui se mêlent à cette verdure résistante, impérissable, victorieuse des glaces, sont exquis sous le tremblant soleil qui peu à peu se dégage.

Le Saguenay a ici deux milles de large environ ; il se rétrécit après ce que le plan du parcours, déplié sur mes genoux, indique comme la rivière Orignal, nom qui évêque l’image d’un ruminant au poil léonin, de plus haute taille qu’un cheval, plus lourd qu’un cerf et inclinant avec effort, pour boire, sa tête chargée