Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/534

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Ce M. P… tant acclamé serait-il un personnage dangereux ?

— Mon Dieu !… il avait été élu comme conservateur en 1892.

— Et depuis lors il a tourné casaque ?

— Non… seulement il est devenu libéral, c’est-à-dire qu’on lui a opposé un adversaire plus conservateur que lui et il a battu celui-là avec trois cents voix de majorité !

Les titres de libéraux et de conservateurs sont donc ici tout à fait relatifs.

Cependant le bruit continue. Je me retire dans ma cabine sombre, meublée comme une modeste petite chambre d’auberge française ; la clarté douteuse qui vient du salon y filtre par une porte vitrée à carreaux dépolis. Tout se passe en somme chaleureusement, mais avec un ordre parfait. Jean-Baptiste porte bien la boisson. Je me souviens d’un trait qu’on m’a conté à ce sujet. Un gros fermier canadien, qui s’était donné le luxe d’aller voir « le vieux pays », demande de l’eau-de-vie dans un restaurant de Paris. On lui apporte un carafon et un petit verre. Avec un coup d’œil de mépris au garçon stupéfait, il réclame un grand verre et un litre, boit coup sur coup pour seize francs de cognac, se déclare volé quand on lui dit la somme et s’en va la tête haute, d’un pas ferme, devant les gens qui s’entre-disent : — Le malheureux ! Il tient debout ! — Sur cette histoire caractéristique, je m’endors dans un mauvais lit, après avoir essayé de découvrir ce que je sais être l’entrée de Saguenay, mais la nuit a peu d’étoiles ; je vois seulement flamboyer de loin un phare flottant, et j’ai l’impression que nous nous enfonçons dans une espèce de gorge très noire. Puis je rêve que je suis dans un marché de Basse Normandie, les j’avions, les j’étions me sonnent aux oreilles avec une même épithète, le maudit, répétée je ne sais combien de fois. Sous le respect que je vous dois revient souvent dans un récit embrouillé qui doit être celui du grand événement de la veille. Enfin j’entends :

— Ous qu’il est ? Je m’en vas le quérir (prononcé cri).

J’entends aussi que le candidat malheureux était à bord comme son rival, mais qu’il est descendu en route pendant la nuit. J’entends bien d’autres choses. Les cloisons sont si minces et le député de Chicoutimi et Saguenay est couché dans la cabine proche de la mienne. Ses féaux électeurs sont venus de grand matin lui faire leur cour en bottes fortes.

C’est un personnage important que le député de Chicoutimi et