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cataclysme apparemment volcanique. Très loin d’elle, devant une longue jetée, s’arrête notre bateau ; il y a un va-et-vient considérable de passagers et, tandis qu’ils montent ou descendent, je regarde avec admiration ce qui ressemble à un magnifique fond de lac fermé par des montagnes d’où descend par bonds et par cascades la rivière qui s’échappe entre deux caps dont l’un est le cap aux Corbeaux ; ce nom sinistre veut dire que les naufrages fournissent ici une abondante pâture aux dépeceurs de cadavres. La mer, car le Saint-Laurent saumâtre et houleux est devenu la mer, forme en effet dans cette brèche un tourbillon redouté des chaloupes et des canots. Nulle part la traversée n’est plus dangereuse ; les précautions prises l’indiquent. Il y a un phare sur la jetée, il y en a deux autres à trois étages coiffés de rouge devant l’île aux Coudres, située juste devant la terrible gorge où logent des démons, à en croire la tradition du pays. On peut voir dans les Légendes canadiennes de l’abbé H. R. Casgrain d’où leur vient pareille idée : c’est que la fureur des élémens semble se concentrer par esprit de vengeance, sur cette vénérable petite île où fut célébrée la première messe qui ait été dite au Canada :

« Le sixième jour du mois de septembre, raconte Jacques Cartier, vînmes poser à une isle pleine de beaulx et grands arbres de plusieurs sortes, et entre autres il y a plusieurs couldres franches que trouvâmes fort chargées de noisilles, aussi grosses et de meilleure saveur que les nôtres, mais un peu plus dures. Et par cela nommâmes l’Isle ès Coudres. Le septième jour dudit mois, jour Notre Dame, après avoir ouï la Messe, nous partîmes de ladite isle pour aller amont ledit fleuve. »

Se bornant au nécessaire en voyageur sérieux, il n’ajoute pas que nulle part le fleuve n’est plus beau ; les Câpes roides, comme on nomme cette partie des Laurentides, affectent la forme, sinon la hauteur de véritables pics. L’après-midi, à la fois humide et lumineuse, leur prête aujourd’hui des tons moelleux qui changent du bleuâtre au lilas ; toutes les valeurs, tous les plans des premiers gradins sont si nettement soulignés qu’il semble que le regard puisse pénétrer dans les replis de chaque vallée, avec le rayon de soleil qui les caresse.

Tandis que se poursuit le débarquement, je pense, devant les bouées qui se balancent et les goélands qui rasent le flot d’une aile que l’on dirait doublée de fourrure blanche, à ce que doit