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frappe Auguste et César, il a prouvé surabondamment, par l’admirable tableau qu’il a tracé des derniers temps de la République, que Rome n’y pouvait pas échapper ; c’était un malheur inévitable, et, dans tous les cas, si les contemporains ont pu s’en plaindre, la postérité n’y a pas perdu. En 1866, jugeant l’Empire ancien avec les préventions que lui causait le nouveau, il l’accusait « d’avoir passé sur l’univers le niveau de la honte et l’égalité du néant » ; il était plus juste, trente ans plus tôt, quand il disait : « Si chaque arbre se juge à ses fruits, on peut affirmer qu’un gouvernement qui a donné les lois dont le monde vit depuis deux mille ans, ce gouvernement, pris dans son ensemble, restera, malgré les Caligula, les Néron, les Caracalla et autres fous sanguinaires, un bienfait pour l’humanité. » Voilà la vérité. C’est l’Empire qui a fait l’unité du monde ; c’est par l’Empire que nous nous rattachons directement à Rome : nous autres surtout, nous ne pouvons pas l’oublier.

Michelet, du reste, ne l’oubliait pas ; personne peut-être n’a mieux compris ce que nous devons à Rome. Je suppose qu’il aurait été fort surpris d’entendre dire ce qu’on répète autour de nous, ce que tant de gens acceptent comme une vérité démontrée : que c’est perdre notre temps que de nous occuper de cette antiquité lointaine, que cette étude est de celles qui ne servent qu’à contenter notre curiosité, que nous avons d’autres choses à faire et qui nous tiennent de plus près. Il pensait que rien ne nous est plus nécessaire que de savoir nos origines, et que nous tenons de Rome la plus grande partie de ce que nous sommes ; il s’était bien aperçu que, quand nous descendons en nous-mêmes, nous y trouvons un fond de sentimens et d’idées qu’elle nous a laissé, que rien n’a pu nous faire perdre, et sur lequel tout le reste s’appuie ; et il en concluait que c’est à elle qu’il faut nous adresser, si nous voulons nous connaître parfaitement et avoir la pleine conscience de notre génie propre. Voilà pourquoi Michelet, qui rêvait d’écrire l’histoire de son pays, et qui en avait fait le but de sa vie, s’imposa la tâche d’étudier d’abord celle de Rome : il lui semblait qu’elles se complétaient toutes les deux, et que c’est la route naturelle d’aller de l’une à l’autre. — Il avait raison, et je crois bien qu’il sera toujours utile, avant d’aborder son Histoire de France, de lire son Histoire romaine.


GASTON BOISSIER.