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son caractère d’origine ; l’autre personnage, le majestueux, le solennel, le compassé, est un produit de l’éducation et de la volonté ; le peuple romain a voulu être ce qu’il est devenu, et il y a pris peine ; les qualités qui ont fait sa gloire, il se les est données ; toutes ses institutions tendaient à ce dessein. Dès la jeunesse, dans les grandes familles, on se mettait devant les yeux un certain idéal auquel on se proposait de conformer sa vie. Comme cet idéal était le même pour tous, il en est résulté que les hommes d’Etat de Rome se ressemblent, et qu’on serait tenté de croire que c’est toujours le même consul qui gouverne. Il ne faut donc pas chercher dans l’histoire romaine cette diversité piquante de caractères, cette spontanéité, ce naturel, qui nous charment chez les Grecs ; mais, si les figures y manquent un peu d’originalité et de relief, songeons que l’ensemble a profité de ce que perd l’individu. De cette manière, Rome est arrivée, mieux qu’aucun autre pays, à utiliser les gens médiocres. Ils y prenaient, dans le respect des traditions et l’imitation des aïeux, des forces qu’ils n’auraient pas trouvées en eux-mêmes, et se haussaient ainsi au-dessus de leur nature. Elle possède sans doute moins de gens qui dépassent le niveau commun, mais elle en a plus qui l’atteignent, et c’est ainsi que, grâce à cette moyenne d’esprits solides et tempérés, il s’est produit chez elle une régularité d’efforts, un courant puissant et continu, qui étaient nécessaires pour conquérir le monde.

Voilà l’enseignement que nous donne l’histoire romaine ; je ne crois pas qu’il y en ait de plus important, surtout de nos jours. Elle nous fait voir, par un grand exemple, la part qu’un peuple peut avoir dans ses destinées ; elle démontre que sans doute les circonstances extérieures pèsent quelquefois lourdement sur lui, mais qu’il leur échappe aussi par un effort de volonté et une continuité d’énergie ; elle nous apprend qu’il n’est pas absolument condamné, comme tant de gens nous le disent aujourd’hui, à rester toujours ce que l’ont fait sa race et son pays.

Cette doctrine, à laquelle l’étude du caractère romain nous amène, c’est celle que Michelet a toujours professée ; il la tenait de Vico, qui fut son premier maître. « L’humanité est son œuvre à elle-même », avait dit Vico ; « ce qui signifie, ajoute Michelet, que les peuples se font, vont se créant de leur énergie propre, s’engendrant de leur âme et de leurs actes incessans. » L’histoire romaine, dont il s’occupa d’abord, le confirma dans ce sentiment. Aussi ne s’en est-il jamais écarté, et il a pu se rendre ce