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Tillemont se fâche contre lui, il le trouve impertinent de vouloir le connaître, et déclare « qu’on sait toujours assez de choses pour admirer l’ordre et la sagesse de Dieu dans la conduite du monde. » Après nous avoir raconté qu’on décerna l’apothéose à Vespasien, il ajoute que, « pendant que les hommes en faisaient une divinité, le vrai Dieu le condamnait avec les démons au feu de l’enfer. » On voit qu’ici le modeste Tillemont ne se cache pas derrière son œuvre, comme on voudrait nous en faire une loi ; sa personnalité se montre, il décide, il juge et même il damne. En réalité, pour qu’un historien soit complet, il faut qu’il y ait en lui deux hommes, un érudit et un voyant. Erudit, Michelet l’était avec une sorte de passion ; il avait la curiosité du passé parce qu’il en avait l’amour ; et, pour m’en tenir à l’Histoire romaine, je ne crois pas qu’aucune source de quelque importance lui ait échappé. Quant à cette qualité particulière d’éveiller en soi la vision des événemens et des hommes pour la communiquer aux autres, c’est sa vertu maîtresse ; il l’a possédée plus que personne ; et c’est ce qui fait qu’après soixante ans, son ouvrage se lit encore avec un si vif intérêt.


II

Mais, si le livre de Michelet a conservé, malgré le temps, tout son attrait, n’a-t-il rien perdu de sa solidité ?

On s’est beaucoup occupé, en France et ailleurs, depuis un demi-siècle, de l’histoire romaine, et il n’est pas possible que ce travail, auquel des savans illustres ont mis la main, soit resté sans résultat. On a mieux éclairé quelques coins obscurs, redressé des erreurs, pénétré plus au fond des institutions antiques. Il y aurait donc des corrections à faire au livre de Michelet ; mais ce sont en général des corrections de détail. Dans l’ensemble, l’œuvre a résisté et se tient debout. Je ne vois guère qu’un chapitre qui ait décidément vieilli et demanderait à être profondément modifié, et c’est peut-être celui qui, de son temps, parut le plus nouveau et le plus hardi. Michelet y raconte à sa façon d’où venaient les populations primitives de l’Italie et par qui Rome fut fondée. La question était alors très agitée, et si Michelet, qui se tenait au courant des discussions, ne nous paraît pas l’avoir bien résolue, c’est qu’on n’avait pas encore tous les élémens pour la résoudre. La critique des deux derniers siècles a eu bientôt fait de jeter