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ans, ou plus, une expérience dont on ne voit pas bien quelle sera l’issue, nous avons jusqu’à des amis qui n’attendent que l’occasion d’en troubler le cours, ou d’empêcher ce que le succès en pourrait avoir de dangereux pour eux. Non pas sans doute qu’ils nous veuillent du mal ! mais c’est que, si le monde moderne a connu des démocraties « fédéralistes » ou « fédératives », il ne sait pas encore, — ni nous non plus, d’ailleurs, — ce que peut devenir une démocratie de quarante millions d’hommes qui joindrait à la force d’expansion de son principe toutes les ressources et tous les ressorts, pour ainsi parler, des grands États centralisés. L’Angleterre n’a-t-elle pas mis plus de temps à trouver l’équilibre du parlementarisme et de ses ambitions politiques ? Mais, dans cette situation toujours précaire, qui ne voit que, comme nous le disions, le développement même de l’idée démocratique est placé sous la protection de l’armée ? Si la prospérité des peuples, en général, dépend principalement de leur force militaire, — et j’ai tâché de le montrer, — ce qui est plus certain encore, c’est qu’on ne les « respecte » qu’autant qu’ils possèdent cette force militaire ; et si cette observation est sans doute universellement vraie, qui ne voit qu’elle l’est plus particulièrement d’un peuple qui, comme le nôtre, depuis plus de mille ans, semble avoir voulu justifier cette parole de Tocqueville : que « le développement graduel et progressif de l’égalité est à la fois le passé et l’avenir de l’histoire ? »

Nécessaire pour assurer le développement de l’idée démocratique l’existence d’une armée nationale ne l’est pas moins pour aider ce développement même. Et, en réalité, chez nous, depuis vingt-sept ans, autant et plus que la loi du nombre, c’est ce sentiment plus ou moins obscur qui a présidé à l’organisation du service égal pour tous, universel et obligatoire. Je sais d’ailleurs que, pour les militaires, c’est une grave préoccupation que de dégager de cette armée « nationale » les élémens de ce qu’on appelle une « armée de métier » ; et c’est une question dont je comprends bien toute la gravité, si je n’ai pas la compétence qu’il faudrait pour la discuter. Mais, de quelque manière qu’on réussisse un jour à la résoudre, ce qui serait démocratiquement dangereux, ce serait de détruire l’école d’égalité qu’est notre armée nationale. Là, en effet, — ne fût-ce que pour trois ans, pour deux ans, pour un an, — les différentes conditions des hommes se rapprochent, ou tout au moins se mêlent, sont confondues sous