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personnage vivant d’une vie fictive, mais non factice, et elle avait donné à Alexandre Dumas fils une seconde occasion de se révéler observateur et peintre de mœurs. Là encore, il faut le reconnaître, l’observation lui avait été d’ailleurs particulièrement facile ; il n’avait pas eu à la chercher ; elle s’était offerte à lui, au cours de sa jeunesse accidentée, où les modèles de son héroïne se présentèrent en foule. Un de ses romans à moitié autobiographiques, la Dame aux Perles, permet même d’affirmer avec une quasi-certitude qu’il fréquenta de près le prototype de Suzanne d’Ange, et Charlotte de Wine semble bien une première esquisse prise sur le vif de la célèbre aventurière ; déjà, à propos de cette femme, le mot « demi-monde », en un sens assez différent de celui où il sera employé ensuite avait été inventé par l’écrivain ; la comédie, qui a illustré ce terme, avait donc très probablement, en dépit du récit contenu dans la préface de 1868, des origines plus complexes et plus lointaines que le simple hasard d’une rencontre au bal de l’Opéra.

Mais, Olivier de Jalin et Suzanne d’Ange étant ainsi mis hors de pair, on n’aurait pas besoin de pousser très avant l’analyse des autres personnages, conçus et créés pendant la période dite réaliste, pour constater que leur réalisme est extraordinairement superficiel et ne résiste guère à un examen quelque peu attentif. M. René Doumic semble bien indulgent lorsqu’il affirme qu’Alexandre Dumas fils « a peint au vrai le décor de la société moderne, et fait se mouvoir dans un milieu exactement observé des êtres de chair et de sang ». Passe pour le décor ! Quant aux êtres de chair et de sang, ils manifestent surtout leur humanité et leur modernisme par une série de détails extérieurs très accessoires, et particulièrement par des familiarités de langage qui confinent assez souvent à la trivialité pure ; ils procèdent d’un réalisme moins grossier et moins lourd que celui de M. Emile Zola, mais d’une catégorie identique. Dès que l’on soumet, en revanche, à un contrôle minutieux les caractères et les mœurs de ces divers individus, hommes ou femmes, qui défilent sous nos yeux de 1855 à 1864, — Clara Vignot, la fille-mère idéale, Jacques Vignot, l’enfant naturel tellement sublime qu’on le croirait sorti du cadre d’un feuilleton, Jean Giraud, le financier véreux des mélodrames opposé à René de Charzay, le gentilhomme si pauvre et si digne, Hélène de Brignac, la jeune fille d’une ingénuité trop laborieuse, la marquise d’Orgebac, la bourgeoise entichée de noblesse, Jane