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et comme la charrette est tout occupée par le cercueil, c’est sur le cercueil même qu’elle est assise, tenant son enfant dans ses bras. C’est brutal comme la réalité, mais c’est grand comme la solitude. Là-bas, dans les villes fourmillantes où chaque train jette de nouvelles recrues pour l’embauchage, pour la grève et pour l’hôpital, la mort passe inaperçue et débarrasse de leur trop-plein les hospices. On griffonne quelque chose sur un registre ; on met un corps dans un trou administratif et anonyme, et voici de la place pour les nouveaux arrivans ! Mais, ici, sur ces sommets glacés, il semble qu’il n’y ait pas trop d’êtres vivans pour que la mort en puisse prendre sans les dépeupler. Et tout ce qui vit pleure en voyant ce Ritorno al paese nativo et suit, nouveau Jocelyn, ce cortège plus humble encore que celui de Laurence. Le convoi ne fend pas, comme dans nos villes, une foule distraite et indifférente, mais il est le seul spectacle pour les êtres de cette montagne et il semble qu’il y ait plus de détresse dans les esprits obscurs de ces bêtes éparses sur les pentes, quand s’en va le corps de leur berger, que dans les âmes des foules citadines, quand passe, toute capitonnée de couronnes et oscillante de panaches, la pompe déplorable des corbillards. Ici, « le cercueil ne disparaît pas sous les fleurs », mais des fleurs disparaissent sous le cercueil quand passe la boîte lourde du corps sans âme, écrasant involontairement mille petites vies végétales, ces colchiques d’automne, ces boutons d’or ou ces campanules rotondifoliées qui renaîtront demain et sonneront, du carillon silencieux des clochettes bleues de l’Engadine, la diane éclatante et divine de Celui qui a dit : « Je suis la Résurrection et la Vie ! »

Depuis longtemps on n’a pas trouvé grand’chose d’autre à dire à ceux qui pleurent sur une tombe fraîche et tant qu’on peuplera de morts la terre, on demandera aux religions de peupler de vivans le ciel. C’est le sens d’un autre tableau de Segantini : Il dolore confortato dalla Fede. Étroit et haut, il est en deux parties superposées. En bas, on voit le coin du cimetière enfoui sous la neige. Un corps vient d’être mis là, dans la fosse, près de la petite porte de fer, et l’humus nouvellement remué marque au milieu de la neige la place où il est. Sur ce tertre, une femme debout pose son coude sur le mur bas, et blottit sa tête nue sur son coude ; de ses deux mains gantées de noir, l’une tient un mouchoir, l’autre se pose sur la tête d’un être pleurant agenouillé. Au delà du mur et de la grille, la neige, toujours la neige. Sur elle, se