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pas un nageur n’oserait s’y aventurer. Rien ne le traverse, ni rame, ni voile. Pas de ces oiseaux blancs tournoyant et criant après les paquebots nourrisseurs du lac Léman, pas même de ces mirages, de ces fata morgana, qui, là-bas, sur le lac de Genève, aux jours de grande chaleur, font voir des palais et des barques célestes nageant dans l’air au-dessus des eaux… Ici, rien, ni la réalité ni le rêve ne viennent embellir cette surface figée. On dirait une glace oubliée dans une maison vide et seules peut-être, quand tombe la nuit, les étoiles lointaines font à ce miroir délaissé l’aumône de leurs reflets. — On lit dans les romans de la Table Ronde, qu’un certain monstre avait la réputation d’invincible, grâce à une tête enchantée qu’il tenait à la main et dont la vue suffisait à tuer qui le regardait. Mais voici qu’un vaillant chevalier qui s’appelait Daniel vom blüenden Tal attendit le monstre, le dos tourné, le vit venir dans un miroir, et de son épée, sans se retourner, il trancha la main qui tenait la tête enchantée. Puis l’ayant saisie, dédaignant, quant à lui, d’employer une arme aussi déloyale, il la jeta dans un lac. Mais dans quel lac ? Quand on voit celui de Lunghino ou quelque autre de la haute montagne, on s’imagine que c’est au fond de l’un d’eux que repose la tête redoutable et secrète conquise par Daniel vom blüenden Tal, et ce sont ces eaux que peint, pour notre épouvante, au fond de ses paysages, à mi-chemin de ses vierges et de ses rochers, Giovanni Segantini.

Une des pages les plus saisissantes de ce tragique poème est celle qu’il a intitulée Ritorno al paese nativo. C’est une allusion à une coutume répandue chez les habitans des pauvres vallées alpestres forcés de s’expatrier pour aller chercher au loin du travail. Parfois, après une longue carrière, ils reviennent, sinon riches, du moins à l’abri du besoin. Mais la plaine qui prend ses hommes à la montagne ne les lui rend pas toujours vivans. Même alors, la coutume fait qu’ils reviennent, — touchante pensée de ces « déracinés » qui veulent pour les garder durant le dernier sommeil cette terre inféconde qui n’a pas su les nourrir.

Sur un haut plateau, fermé à l’horizon par des masses neigeuses, parmi des prairies tondues par les bêtes, chemine un pauvre cortège. Le cercueil est sur une charrette traînée par un cheval de labour, un homme tête nue, au grand manteau tombant des rouliers, conduit le cheval, un chien suit entre les roues de derrière. La veuve n’a pas pu supporter la longue marche à pied selon les lacets de la montagne, elle a dû grimper sur la charrette,