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du bûcher, du martyre s’enlaçant aux volutes de l’encens, et, parmi des images de corps torturés et d’âmes en peine dans des flammes furieuses, — jusqu’au crucifix marqué, plus profondément pour eux que pour d’autres, par des gouttes de sang[1]. »

Telle est l’humanité qu’a peinte Segantini. Cet Anglais et cet Italien, sans s’être lus, sans se connaître, se sont rencontrés dans une même vision de ce peuple où l’étranger hâté n’aperçoit que des guides point assez explicatifs ou des hôteliers trop astucieux. La mise en œuvre de cette vision est une chose fort simple : un champ, des bêtes, une cabane, deux ou trois êtres, — de ces êtres qu’a vus La Bruyère au fond de nos campagnes grattant la terre ou soignant le troupeau, — un petit lac rond mettant une tache de ciel sur la terre, un tronc d’arbre coupé et couché d’où bave et suinte l’eau des glaciers, l’intérieur sombre d’une bergerie où l’on dort lourdement, un petit arbre maigre qui se tord en mille sens de haut en bas, comme s’il ne savait s’il doit rabaisser ses bras vers cette terre ingrate ou bien au contraire les relever vers ce ciel inclément, puis des monts massifs et la fine tige d’un clocher à l’horizon, — et c’est tout.

Mais cette chose simple est la plus grande qui soit : c’est la vision de l’Humanité dans sa lutte avec la Nature, là où cette lutte est la plus tragique, la plus inégale, la plus immobile et la plus silencieuse aussi, là où la Nature est la plus forte et l’homme le plus faible, là où elle semble la plus éternelle et lui le plus éphémère, où les choses bâties par elle paraissent les plus indestructibles et les choses bâties par lui les plus fragiles, là où il y a le plus de secrets dans les choses et le plus d’ignorance dans les âmes, là où le ciel semble si proche et Dieu pourtant si loin ! Et cette lutte n’a ni excitante récompense, ni fracas distrayant. Triompher est peu : ce n’est que vivre. Succomber est sans gloire et même sans drame. — Un jour, des voituriers avec leurs convois passent sur la route de la Fluela à Davos. Une boule blanche fume au versant de la montagne, venant du Weisshorn-Grat : elle grossit, elle se déroule et s’écrase… Des hommes et des chevaux qui passaient on n’aura jamais de nouvelles. Le ciel pose son lourd linceul de neige sur l’endroit inconnu où ils gisent asphyxiés. Les faibles êtres qui viennent et pleurent interrogent la Nature inutilement : les vieux sommets sévères, dénudés, n’ont plus un seul frémissement, comme des vieillards qui ont trop vécu pour com-

  1. Modern Painters, vol. IV, partie 5, ch. XIX.