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chacun ait le droit d’adorer Dieu comme il l’entend. Les mosquées qui s’élèvent dans maintes villes sibériennes à côté de ses églises, les lamaseries et les pagodes de la Transbaïkalie ne l’offusquent en aucune manière. J’ai vu, en allant de Tchéliabinsk à Omsk, le métropolite de cette dernière ville, qui se trouvait dans le train, descendre à une station de son wagon spécial pour aller examiner une église en construction et bénir la foule des moujiks, tandis qu’à cinquante pas de lui cinq voyageurs tartares étendaient à terre un tapis et, se tournant vers la Mecque, faisaient leur prière musulmane ; des paysans qui venaient d’accourir pour baiser les mains du prélat les regardaient sans la moindre apparence d’hostilité ni de moquerie. En aurait-il été de même dans l’Europe occidentale, il y a quelques siècles, lorsque les couches populaires en étaient au même degré de développement intellectuel que ces moujiks ? Je ne le crois pas, et les dissidens auraient sans doute agi prudemment en se tenant plus à l’écart. Le gouvernement russe lui-même laisse la plus grande liberté à ses sujets asiatiques en matière religieuse : l’origine de son intolérance en Europe est en grande partie politique et, s’il vaut mieux être à ses yeux bouddhiste ou musulman que catholique ou protestant, c’est qu’il voit aujourd’hui dans ces infidèles plus de futurs sujets — ou, au moins de protégés — que d’ennemis dangereux, tandis que les membres des autres confessions chrétiennes sont des descendans d’anciens adversaires ou d’insurgés, des gens qui contribuent à répandre dans l’Empire les idées libérales de l’Occident et ne sauraient avoir pour l’autocratie le même respect que les orthodoxes.

La colonisation de la Sibérie a été accomplie par les seuls sujets du Tsar, et les étrangers européens sont infiniment peu nombreux. De l’Oural au Pacifique, il s’en trouve tout au plus quelques centaines, dont une assez grande proportion de Français. Je fus fort surpris à la petite gare de Sokour, sur le chemin de fer de Sibérie, à neuf lieues au-delà de l’Obi, quand un compagnon de voyage, descendu avant moi du train pour prendre l’habituel verre de thé des stations russes, se retourna pour m’appeler : « Venez donc, me dit-il, le buffet est tenu par une de vos compatriotes. » C’était bien une Française, une simple paysanne mariée à un Bessarabien et venue en Sibérie depuis une année seulement, après en avoir passé plusieurs dans la Russie du Sud ; elle avait un peu perdu l’habitude de s’exprimer en français sans