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steppes kirghizes. Retournée par Pierre le Grand du côté de l’Europe, absorbée par sa politique d’extension vers l’ouest et le rêve de reprendre Constantinople aux infidèles, la Russie ne parut plus songer à ses possessions asiatiques que pour y déporter des condamnés ou y envoyer de temps à autre quelques savans et explorateurs, quand ses souverains s’éprenaient de science. L’accroissement de l’autorité impériale, l’organisation plus régulière de l’Etat, avaient d’ailleurs fait disparaître cet élément aventureux de cosaques, moitié soldats, moitié brigands, mais hardis pionniers, qui avait fait la conquête, et le pays n’avait été ouvert à la colonisation libre qu’au milieu du XVIIIe siècle. Malgré cela, malgré les obstacles que le régime du servage apportait à l’émigration des paysans, on évaluait, en 1851, le nombre des habitans de la Sibérie à 2 400 000. Si c’était peu pour cette immense étendue, vingt fois grande comme la France, c’était plus que la population du Canada qui, exploré au même moment, et d’un cinquième moins étendu, ne comptait, il y a quarante-sept ans, que 1 800 000 âmes. À ce point de vue, les Russes n’avaient donc pas à rougir de leur colonisation ; ils n’ont pas davantage à le faire aujourd’hui : 5 731 000 Sibériens vivaient, d’après le recensement de janvier 1897, sur un territoire de 12 440 000 kilomètres carrés, tandis que 4 833 000 Canadiens peuplaient, en 1891, les 9 620 000 kilomètres carrés sur lesquels s’étend le Dominion. La densité de la population n’est donc guère inférieure dans l’Asie septentrionale à ce qu’elle est dans l’Amérique du Nord britannique, et les conditions où cette population se trouve placée sont cependant plus défavorables.

La comparaison entre les régions septentrionales de l’ancien et du nouveau monde se présente d’elle-même à l’esprit. Tant qu’on ne la pousse pas à l’extrême et qu’on l’applique surtout aux conditions naturelles des deux pays, elle paraît assez juste. L’un et l’autre sont surtout formés de vastes étendues peu ou point accidentées, tantôt couvertes de belles forêts et tantôt dénudées sur de très grandes surfaces ; l’un et l’autre sont parcourus par des fleuves magnifiques, qui, sous un climat plus doux, constitueraient un superbe réseau de voies de communication ; mais l’un et l’autre sont malheureusement affligés d’un climat rigoureux à l’extrême, qui couvre ces fleuves de glace pendant de longs mois et qui devient si froid lorsqu’on s’avance vers le nord que les deux tiers, sinon les trois quarts, de la Sibérie comme du Canada