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Le Roi. — Oui, je le veux, et cela sera. C’est par mon ordre que Cavour a parié, et, s’il faut changer les ministres, je les changerai. Mais n’en dites rien, et laissez-moi faire. Vous savez maintenant le fond de ma pensée. Ah ! ils me font rire avec leurs frayeurs. Une fois que nos soldats seront mêlés avec les vôtres, je me moque de l’Autriche. Et puis, il faut faire quelque chose. Si nous n’allons pas là-bas, nous serons entraînés par tous les criards révolutionnaires à faire quelque maladresse en Italie. Il faut être aveugle pour ne pas le voir. Cavour s’occupe trop de ses amis lombards. Leur tour viendra plus tard ; je leur veux du bien aussi, mais cela ne pas doit pas nous arrêter.

Gramont. — Sire, je ne puis vous dire qu’une chose, que je partage complètement votre avis et souhaite que vous fassiez ce que vous venez de dire.

Le Roi. — Ah çà, dites donc, vous ! Est-ce que vous en douteriez, par hasard ? — Et, en prononçant ces mots, il levait fièrement la tête en fixant son regard foudroyant d’indignation, presque menaçant, sur celui de son interlocuteur.

Gramont. — Non, Sire, non, Sire, je n’en doute pas, et j’en suis très heureux.

Le Roi. — Eh bien, bonsoir, en voilà assez pour aujourd’hui, n’est-ce pas ? Vous savez, je m’en rapporte à vous ; ne me compromettez ni chez vous ni ici. Mais n’oubliez pas. Au revoir[1]. »

Cette conversation transmise à l’Empereur l’empêcha de se décourager. Il fit proposer confidentiellement par Gramont à Dabormida de mettre quelques navires de guerre piémontais à la disposition de la France. Dabormida répondit : « Prêter nos navires serait adhérer au traité, et cette manière de le faire ne me paraîtrait pas assez digne. N’aurions-nous pas l’air de nous introduire furtivement dans votre noble alliance et de n’avoir pas le courage d’y entrer ouvertement avec l’honneur des armes ? »

Gramont s’empressa de reconnaître « la noblesse et la vérité politique » de cette réponse. Il ajoutait : « Annexez-vous d’une manière explicite alors ! Il vaut mieux y précéder l’Autriche que la suivre. Quel pays est plus intéressé que le Piémont au succès de nos armes ? A l’exception de la Turquie, pour qui l’on se bat, je n’en connais pas. » Conseils perdus. Dabormida en revenait toujours à ses séquestres, à ses garanties.

  1. Papiers de Gramont.