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Naturellement, cette partie de l’opinion prétend être l’opinion tout entière, et on pourrait presque le croire, à entendre le bruit que font quelques journaux. Il n’en est rien toutefois ; mais, dans tous les pays, il suffit d’un petit nombre de personnes, ardentes, passionnées, intéressées, pour donner le change au dehors sur le véritable état des esprits. On s’intéresse beaucoup à Cuba, aux États-Unis ; on a l’espoir qu’un jour ou l’autre, la grande Antille s’affranchira complètement de l’Espagne et rentrera dans le giron de la grande famille américaine ; mais il s’en faut de beaucoup que tout le monde éprouve la même hâte de voir ces destinées s’accomplir. Un gouvernement sage ne veut rien précipiter, d’autant plus qu’il ne pourrait le faire sans violer les règles du droit public, et sans provoquer des conflits violens. Le mot de guerre a été prononcé depuis quelques jours dans les journaux américains : celui des deux gouvernemens qui rendrait la chose, inévitable encourrait une lourde responsabilité devant l’histoire. Nous espérons bien que l’un et l’autre sauront y échapper.

L’incident du Maine a été plus malheureux encore que l’incident Dupuy de Lôme. L’explosion d’un grand navire américain dans la rade de La Havane, la destruction d’une immense force navale, la mort par centaines d’hommes et d’officiers, c’est là un fait dont on ne saurait trop s’affliger. Les Américains en ont éprouvé une douleur plus vive, — puisqu’ils étaient atteints plus directement, — mais non pas plus sincère que tous les hommes civilisés, à quelque nation qu’ils appartiennent. Les autorités espagnoles de La Havane et le cabinet de Madrid ont fait ce qu’ils devaient faire en pareille occurrence. Leur attitude a été non seulement correcte, mais encore sympathique, amicale, empressée envers le gouvernement des États-Unis, qui venait d’éprouver une perte aussi sensible. Celle du commandant du Maine n’a pas été moins digne d’éloges. Il a reconnu et attesté tout de suite le caractère accidentel du sinistre où son navire avait sombré, et il a télégraphié au ministère de la Marine à Washington pour adjurer ses compatriotes de suspendre leur jugement jusqu’à l’arrivée de plus amples détails. Mais c’était demander à l’opinion américaine, ou du moins à ses élémens les plus enfiévrés, plus de patience qu’ils n’en pouvaient avoir. Les mêmes journaux qui rêvent un conflit et qui profitent de tous les prétextes pour le faire naître n’ont pas manqué d’écrire que l’explosion du Maine était due à la malveillance. C’est une torpille sous-marine qui, à les entendre, avait fait sauterie navire, et cette torpille avait été mise en œuvre par les Espagnols de Cuba : les plus modérés admettaient qu’elle avait pu l’être par les insurgés,