Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/210

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Italie s’attribuait le droit de fixer l’effectif des troupes que pouvaient avoir à leur service le négus et les gouverneurs de provinces, le droit d’approuver la nomination et l’investiture des ras, le droit de les employer et d’employer le négus lui-même à la défense de sa colonie, le droit de juger en dernier ressort toutes les contestations qui pouvaient s’élever entre eux et les petits chefs indigènes.

Comme le remarque le général, de telles conditions n’auraient pu être imposées par les Italiens, même au lendemain d’une grande bataille gagnée. Ménélik n’eût consenti à les discuter que si au préalable ils s’étaient emparés de la capitale du Choa, qu’ils eussent détruit toutes les forces abyssines, changé la constitution de l’Ethiopie, les lois, les coutumes, les traditions, les mœurs, les cœurs et les cerveaux, et, ces conditions extravagantes eussent-elles été agréées par le Négus, que de millions on aurait dû dépenser, que de milliers d’hommes il aurait fallu mettre en campagne pour les faire exécuter ! Voilà les propositions qu’on faisait à un vainqueur échauffé par le succès. C’eût été de la démence, si M. Crispi avait songé sérieusement à négocier ; mais il rêvait d’avoir sa revanche, et, dans son immense orgueil, il se croyait de force à décréter la victoire. Ménélik ne fait pas de phrases, c’est peut-être le secret de son bonheur.

Pourquoi le général Baratieri a-t-il été infidèle à ses convictions ? Pourquoi a-t-il quitté les hauteurs de Sauria pour aller chercher et attaquer l’ennemi ? Il avait appris, disait-on, qu’on venait de lui nommer un remplaçant dans la personne du général Baldissera, et il était dans cet état d’esprit où l’on se résout à tout gagner ou à tout perdre. Ses juges ont reconnu que la nouvelle avait été tenue secrète, qu’il n’en fut instruit qu’après la bataille. La vérité est qu’autour de lui tout le monde voulait se battre, et que les reproches qu’il recevait de Rome l’avaient blessé au vif ; il se fît un point d’honneur de prouver qu’il ne les méritait pas. Aussi avisé que Fabius le Temporisateur, dont il s’était approprié la méthode, il n’eut pas comme lui ce sublime entêtement, cette indifférence à l’opinion, qui étaient la marque des vieux Romains. Mais il est en droit d’affirmer qu’il n’a pas la principale part dans la responsabilité du désastre. Ce qui a été vaincu à Adoua, c’est moins un général et son armée qu’une politique imprévoyante, qui se targuait de faire facilement et à peu de frais des choses difficiles et coûteuses.


G. VALBERT.