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Mosquée, à Melidia, les vestiges de l’ancien port, un peu partout, les traditions encore vivaces des « Andalous » montrent les traces de cette prospérité relative. D’ailleurs, il s’établit à la longue, entre le sol appauvri et l’habitant plus rare, un nouvel équilibre auquel correspond une certaine somme de bien-être. Dans l’intérieur des villes, à l’ombre des remparts qui les défendaient contre les tribus pillardes, une vie un peu somnolente, mais douce, s’est épanouie en arabesques délicates, en faïences multicolores, en légers portiques ; et cet art, image fidèle du caractère tunisien, mêle un peu de mollesse italienne à la sobre élégance arabe.

Il serait intéressant de savoir quelles âmes ont vécu et quels événemens se sont déroulés derrière ces vieux murs qui semblent opposer au temps une sorte de résistance passive[1]. On peut dire sans exagération que l’esprit de l’Islam sacrifie la patrie locale à la grande patrie religieuse, abolit les frontières et déracine les hommes. Il est édifiant, sans doute, de voir au XIIIe siècle un simple marabout, comme Ibn-Toumert, séduire par sa piété des populations entières, fonder la dynastie des Almohades, et léguer à son successeur un immense empire, où la Tunisie figure bon gré mal gré. Mais ces dominations s’écroulent aussi rapidement qu’elles s’élèvent. Tout ambitieux, se croyant inspiré, se proclamera mahdi. Nous aussi, nous avons vu surgir et tomber des mahdis. Nous avons pu mesurer la croissance soudaine et la faiblesse de ces agglomérations politiques pareilles aux oueds d’Afrique qui se gonflent en quelques heures et tarissent de même. Il en reste une légende, à moins que nos armes de précision ne la crèvent avant qu’elle ait le temps de se former. Tels furent la plupart de ces empires éphémères entre lesquels oscilla la Tunisie, toujours à la recherche d’un maître, le trouvant quelquefois dans une bourgade algérienne, comme Bougie ou Tlemcen, d’autres fois forcée de prendre les ordres du Caire, de Bagdad ou de Cordoue, puis les recevant, de Madrid ou de Constantinople.

Toutefois, ce qui préoccupe aujourd’hui le politique ou le colon, ce n’est pas le mouvement du drame historique, c’est le résidu que le passé laisse derrière lui. Or, le bilan de ces douze siècles est facile à établir. C’est la population réduite au cinquième de ce qu’elle était du temps des Romains. Ce sont les campagnes abandonnées ou mal cultivées. C’est la brousse épaisse et

  1. On trouvera un excellent résumé de ces événemens dans le précis de M. Loth, "professeur au lycée de Tunis, sur l’Histoire de la Tunisie ; A. Colin, éditeur.