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pour lui l’élément d’un monde idéal. Donc, celui-là exagère qui déclare pittoresquement ou géographiquement exactes toutes les épithètes homériques. Grenier exagérait en sens inverse en soutenant qu’aucune ou presque aucune de ces épithètes ne convenait à l’objet qu’elle accompagnait. Il a énuméré, dans sa spirituelle et paradoxale brochure, en de longues listes, les formules, les répétitions qu’il a recueillies en compulsant l’Iliade et l’Odyssée, en prenant Homère tout d’une pièce, et il a conclu que le poète n’avait pas su ou pu particulariser. Gandar a usé d’un procédé contraire. Il n’a étudié à fond qu’un point, Ithaque, et examiné quelques autres attentivement, mais prudemment. Il a été amené ainsi à constater qu’en ce qui concerne Ithaque, Homère, parlant d’un petit pays facile à parcourir et à décrire, s’est beaucoup moins trompé qu’à l’égard de Troie, des limites de la Thessalie et du voyage de Télémaque, qu’il était plus difficile de connaître et d’embrasser. De plus, Gandar, l’observateur consciencieux et patient, a pris la peine de revenir en Grèce, après être rentré en France, afin d’étudier Ithaque une seconde fois. Enfin, à Aulis, à Mycènes, à Epidaure, à Thisbé, il a vérifié de ses propres yeux les remarques de J.-J. Ampère et, seulement quand il les a trouvées justes, il les a adoptées. Sainte-Beuve, donnant la liste des deux premières promotions réunies, arrive à Grenier, et écrit (sans doute avec ce sourire que j’ai bien connu) : « Grenier enfin, Grenier ouvertement incrédule à Homère, négateur hardi de l’exactitude tant admirée des descriptions homériques, car, dès qu’il y a une douzaine de personnes réunies, il se trouve toujours un homme d’esprit en sus pour contredire et remettre en question ce que les autres admettent et admirent. Certes, Gandar n’était pas de ceux-là… son esprit était le moins fait pour l’ironie[1]. » — Soit ; mais il y avait autre chose que Sainte-Beuve, s’il l’a su, n’a pu savoir qu’à moitié. Grenier et Gandar étaient, malgré les apparences, de santé faible. Ils étaient déjà tourmentés par le mal qui devait les emporter à peine au milieu de la carrière. Le climat de la Grèce leur était contraire. Gandar cependant eut assez de force ou de courage pour en braver à deux reprises les dangereuses atteintes. Grenier ne lutta pas longtemps. Il ne nous a suivis que dans deux de nos voyages. Ensuite, il nous laissa toujours partir et resta seul à l’Ecole, par crainte de la fatigue, des chevaux, des

  1. Soliveaux Lundis, t. XII, p. 351.