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et s’en est tenu là ; c’est sans doute ce qu’il avait de mieux à faire ; et il ne pouvait pas se départir de cette réserve générale sans s’exposer à toute une série d’interrogations dont la première aurait entraîné la seconde, la seconde la troisième, et ainsi de suite. Pour lui, il n’y a pas lieu à la révision du procès Dreyfus : il n’a donc pas à fournir des indications complaisantes à ceux qui la poursuivent, ou qui cherchent à la rendre nécessaire. Cette attitude lui a valu la majorité la plus grande qu’il ait jamais eue, car elle s’est élevée à près de deux cents voix.

La Chambre a voulu par là condamner une agitation, destinée d’ailleurs à rester stérile dans les conditions où elle a été poursuivie. Comme l’a dit M. le président du conseil, l’affaire Dreyfus, purement judiciaire à l’origine, aurait dû rester telle jusqu’au bout. On en a fait une question politique, gouvernementale, militaire, religieuse, sociale, et de détestables passions ont été soulevées autour d’elle. Elle en a inévitablement souffert. L’importance qu’on lui a donnée a été fatale. Les procédés dont on s’est servi pour en imposer la solution per fas et nefas ont tourné contre ceux qui en avaient imprudemment usé. L’opinion, qui aurait pu se laisser convaincre ou persuader, n’a pas consenti à se laisser violenter. Enfin une réaction s’est produite lorsqu’on a vu les défenseurs de Dreyfus chercher sa justification dans la condamnation de ses juges, et de tous ceux qui, de près ou de loin, avaient eu à s’occuper de lui. On n’a pas admis que des doutes, — et on ne peut pas avoir autre chose que des doutes, — fussent suffisans pour légitimer une propagande effrénée, qui ne s’arrête devant rien et ne respecte rien. Certes, il n’y a pas de droit plus sacré que celui de défendre l’innocence, même lorsqu’elle est seulement présumée : il n’est pourtant pas permis d’employer tous les moyens pour la faire triompher. Les moyens légitimes sont déterminés par la loi : on aurait dû s’y tenir, et ce qu’on a de mieux à faire, aujourd’hui encore, est d’y revenir sans éclat ni tapage, lorsque les tempêtes de ces derniers jours seront apaisées.

Nous n’ignorons pas que l’Europe s’intéresse presque aussi passionnément que la France à l’affaire Dreyfus : cet intérêt s’est même manifesté plus d’une fois d’une manière indiscrète. Il y a lieu, assurément, de tenir compte d’une opinion trop générale pour n’être pas le plus souvent sincère ; mais il est bien difficile de démêler et d’apprécier les motifs qui la déterminent. Ceux qui, chez nous, cherchent et raisonnent avec sang-froid ont tant de peine à se faire une opinion qui les satisfasse qu’ils comprennent mal la facilité, la rapidité et l’espèce d’unanimité