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même de regretter assez qu’on ait mêlé à mie affaire aussi délicate des questions de religion, de race, de gouvernement, d’armée, tout ce qui enfin trouble le plus fréquemment la clairvoyance de nos esprits. La faute en est d’ailleurs à tout le monde, et les excès de la polémique antisémite devaient en amener d’autres qui n’ont pas manqué de se produire. Nous avons, par exemple, sous les yeux, l’avant-dernier fascicule hebdomadaire de l’Univers Israélite, Journal des principes conservateurs du judaïsme. L’affaire Dreyfus y est présentée comme le résultat, préparé de longue main, d’une très vieille conspiration de « l’Église » contre « l’Esprit », conspiration qui est stigmatisée en style d’Apocalypse. L’Église, c’est l’église catholique. L’Esprit, qui est sans doute le judaïsme, appelle à son aide les forces réunies des églises dissidentes et de la libre pensée, et il paraît surtout compter sur la franc-maçonnerie. La République, « avec sa liberté égale pour tous et sa neutralité en matière confessionnelle » ayant porté un coup à l’Église, les cléricaux ne le lui ont pas pardonné. Suit une longue énumération des membres participans de l’armée cléricale, parmi lesquels feu Verlaine et même Villiers de l’Isle-Adam tiennent leur place à côté de Mlle Couesdon. « Ils se sont alliés à la lie de la populace ; toutes les décompositions morales ont communié ; les odeurs de sacristie mêlaient leurs parfums rances aux senteurs des égouts... Alors, qu’imagina-t-on ? On imagina de faire entrer en jeu l’armée ; on souleva l’affaire Dreyfus ; on donna à choisir entre « les sales juifs » et « l’honneur de l’armée ». L’opinion se laissa duper, le tour était joué et la réaction triompha... « A nous donc, juifs, protestans, francs-maçons, et quiconque veut la lumière et la liberté, de nous serrer les coudes et de lutter pour que la France, comme dit une de nos prières, conserve son rang glorieux parmi les nations, car déjà un sombre corbeau a planté ses griffes sur le crâne du coq gaulois et se met en devoir de lui becqueter les yeux. » Et ce sont là les phrases les plus littéraires de cet article, beaucoup plus propre à compromettre qu’à servir la cause qu’il défend. De telles attaques, en se reproduisant, finiraient par faire naître le danger qu’elles dénoncent.

Revenons à l’armée. Elle n’était pas attaquée au début de toute cette affaire ; elle l’a été à la fin. Elle ne Tapas été seulement dans ses chefs, mais encore dans son organisation spéciale, dans sa juridiction particulière, dans l’esprit qui l’anime, dans le but même qu’elle poursuit et où l’on s’est efforcé de voir autre chose que la défense de la patrie. Cela est inadmissible et intolérable. Le jour où ceux qui croient à l’innocence de Dreyfus et qui, dès lors, ont raison de chercher