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même où elle est arrivée à sa crise aiguë, dans une affaire qui passionne douloureusement les esprits et met en conflit les consciences. Ni Dreyfus, ni le commandant Esterhazy, ni M. Scheurer-Kestner, ni tels ou tels de nos chefs militaires que nous préférons ne pas nommer, ne sont des Rougon-Macquart. Ils pourront le devenir plus tard, lorsqu’ils ne seront plus, ou lorsque l’affaire qui s’incarne actuellement en eux ne sera plus elle-même actuelle et vivante, et alors un autre Zola, plus grand encore que le nôtre, aura peut-être le droit de s’emparer d’eux et de les accommoder à sa fantaisie. Aujourd’hui, il s’agit de tout autre chose. Par suite d’un malheureux enchaînement de circonstances, de maladresses commises, d’excitations diverses auxquelles les préoccupations de religion et de race ne sont pas restées suffisamment étrangères, on a créé une situation pleine d’angoisses, qu’il y aurait un grand intérêt à dénouer ou à apaiser. Incontestablement, l’intervention de M. Zola ne peut produire ni l’un ni l’autre de ces résultats. Nous demandions, il y a un moment, un avocat qui connût son métier ; M. Zola n’est pas cet avocat. Il s’est cru autre chose, et autre chose de très supérieur ; mais, supérieur ou non, ce qu’il est s’adapte mal à l’objet délicat dont il s’est brutalement emparé. Son grand tort, son tort impardonnable est d’avoir directement attaqué le dernier conseil de guerre et les chefs de notre armée. J’accuse, a-t-il dit...et si ces accusations étaient fondées, l’impartialité, la bonne foi, l’honneur même de nos officiers et de nos généraux serait compromis. Il ne suffit pas de frapper fort, il faut frapper juste, il faut choisir le bon endroit : et sans doute c’est l’art du monde que M. Zola possède le moins. Il est celui qui ne sait ni distinguer, ni choisir. Peut-être a-t-on parlé avec trop de hâte et quelquefois sans beaucoup de discernement de l’honneur de l’armée, et l’a-t-on invoqué dans des circonstances où il n’avait que faire. Un conseil de guerre aurait pu se tromper sans que l’honneur de l’armée en fût atteint, et il en aurait été de même si on avait découvert un autre coupable à la place de Dreyfus. Tous les juges humains sont sujets à se tromper, qu’ils soient militaires ou civils, et c’est même pour cela que la loi a organisé une procédure de revision. Mais l’erreur que M. Zola a imputée aux membres du dernier conseil de guerre aurait, d’après lui, été volontaire. Le ministre de la guerre, le chef de l’état-major général, les officiers de leur entourage, ceux qui ont instruit autrefois le procès Dreyfus et hier encore le procès Esterhazy, tous, désignés par leur nom, auraient été coupables d’ineptie ou de forfaiture. Ils auraient connu la vérité et ils l’auraient étouffée. Jamais plus terrible accusation n’avait