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mystère dont elle doit envelopper ses plus simples actions, honte des mensonges mesquins, des précautions avilissantes, des lettres clandestines que la fille des Condé fait jeter à la poste, le soir, à la nuit tombante, pour éviter à ses valets « la tentation d’en lire l’adresse. » Sa fierté se révolte autant que sa vertu.

D’autres scrupules encore hantent et troublent son âme. Elle songe à cet ami, dont la passion est égale à la sienne ; qui, dans l’ardeur de ses vingt ans, prétend de bonne foi lui consacrer sa vie. A-t-elle le droit de l’accepter ? Est-il honnête de prendre le meilleur temps de sa jeunesse, sans lui rien donner en retour ? Jadis, elle s’en souvient, dans une heure d’épanchement, il a laissé échapper une phrase sur la douceur de fonder un foyer, de revivre, aux jours à venir, dans une lignée d’enfans ; puis « il a éloigné cette pensée à cause de son amie ; » et déjà, à ce moment, celle-ci a entrevu l’idée du sacrifice : « Si par la suite, a-t-elle dit, ce regret vous occupait fortement, renoncez à Nina, elle ne s’en plaindra pas... Trouvez une femme qui vous aime comme moi, et donnez-moi après elle la deuxième place dans votre cœur... Votre bonne ne peut s’empêcher de pleurer en écrivant cela ; cependant elle le pense, oh ! oui, elle le pense ! » Avec quelle force nouvelle ces souvenirs se dressent aujourd’hui devant elle ! Cette « deuxième place » qu’elle réclamait naguère, son bon sens réveillé lui en démontre la chimère. Tout lui commande de rompre, de briser à jamais une liaison sans but et sans issue, de cesser une correspondance « qui n’aurait jamais dû commencer. » Mais ce que la conscience prescrit, ce que la raison impose, aura-t-elle le courage de le réaliser ? Pour écrire la lettre terrible, « trente fois elle prend son écritoire, » trente fois elle pose sa plume, et ne peut se résoudre à tracer l’arrêt décisif. Garder le silence est tout ce qu’elle peut faire. Elle n’écrit plus à son ami, ne répond plus aux lettres suppliantes qui lui reprochent ce mutisme insolite, qui chaque semaine, en termes éplorés, font appel à son cœur. Ces lettres, tantôt humbles et tantôt affolées, lui causent de telles souffrances que, dans les derniers temps, elle n’ose plus les ouvrir ; elle les laisse, le cachet intact, s’amonceler sur sa table.

Tant d’agitations, d’angoisses et de fièvres agissent enfin sur sa constitution ; elle ne mange ni ne dort ; des pâleurs, des défaillances, des syncopes renouvelées alarment son entourage ; et le médecin, envoyé par son père, ne se trompe guère sur la cause