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encore, puisque je sais qu’il m’aime. » Là-dessus le prince, pour la distraire, lui propose de venir au spectacle ; la pièce est mélancolique et tendre, elle y trouvera l’écho de ses pensées : « On donne la Folle[1] aujourd’hui ; vous êtes en train de pleurer, venez-y ; cela vous fera un prétexte pour pleurer à votre aise. » Elle refuse d’abord, puis se laisse convaincre ; et l’héroïne l’émeut si fort, qu’elle adopte son nom de Nina ; et souvent, à l’avenir, elle signera ainsi ses lettres.

Cette facilité d’humeur du prince de Condé n’a rien qui doive scandaliser ni surprendre. Il connaît bien sa fille ; il sait la haute droiture et la fierté de son âme, et ne redoute de sa part ni la honte d’une chute ni la folie d’une mésalliance : sa tolérance est faite de confiance absolue. Et surtout, il est de son temps. La « sensibilité » est le mot à la mode, et ce mot excuse tout, les écarts de l’esprit comme les faiblesses du cœur. Une indulgence universelle couvre tout égarement dont un attachement tendre est la cause ou le prétexte : on commence par sourire, puis l’émotion s’en mêle, et le sourire se mouille de larmes. Mais, tout en s’apitoyant sur sa fille, Condé ne l’abandonne point à elle-même ; il prodigue ses conseils, recommande la prudence, s’ingénie à concilier les sentimens qu’elle confesse avec les ménagemens qu’exige le soin de sa réputation. Il exprime un jour le désir de lire la lettre qu’elle vient de recevoir ; elle la donne en tremblant : « J’avais une crainte affreuse qu’il ne la trouvât pas bien. Je me suis mise à la fenêtre pendant qu’il lisait, et savez-vous ce que j’ai fait ? J’ai prié Dieu pour qu’il ne me dît rien qui me fît de la peine. » Mais il se borne à murmurer : « Voilà un homme qui vous aime bien ! » Et tout de suite il discute avec elle les moyens de se voir sans éveiller les soupçons. Elle devrait cultiver, suggère-t-il, ses connaissances de Bourbon-l’Archambault, arranger dans le cours de l’hiver quelques soupers à jour fixe, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre : « Ce serait la seule manière, vu vos positions à tous deux, de pouvoir manger ensemble... Je sais bien que vous aimez mieux être seuls ; mais se voir, même avec du monde, quand on s’aime bien, c’est toujours un grand plaisir. » Ce langage affectueux et l’espoir qu’il fait naître rendent à la pauvre Nina un peu de force et de courage. Elle se complaît maintenant dans les rêves d’avenir, en entretient

  1. Nina, ou la Folle par amour, par Marsollier des Vivetières.