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encore, prolonge sa cure jusqu’aux dernières limites, recule autant qu’elle peut l’instant redouté de la séparation. Mais déjà le charme est rompu, déjà commencent pour elle les tourmens, les vagues inquiétudes, cet effroi de l’inconnu qui précède l’absence, toute la triste rançon des courtes joies humaines. Elle souffre de sa propre douleur, elle souffre non moins vivement de celle de son ami. « Puisqu’il existe des peines dans le bonheur même, qu’elles soient toutes pour moi ! s’écrie-t-elle. Je désire cela de tout mon cœur. » La veille du départ surtout est une journée cruelle : les nécessités mondaines, les exigences sociales reprennent leur force et leurs droits ; une princesse du sang se doit au public, et n’a pas le loisir de pleurer à son aise. Il faut subir les complimens d’adieu d’une foule d’indifférens, répondre à « mille choses auxquelles on est si loin de penser ; » il faut « être fausse, montrer un visage calme lorsque le cœur est déchiré. » Dans les brèves minutes où elle est seule avec celui qu’elle est près de quitter, à peine lui parle-t-elle, tant son chagrin l’oppresse, tant les larmes la suffoquent : « Aimez-moi bien ! aimez-moi bien !... » Ce sont les seules paroles qui s’échappent de sa bouche. Et le soir, enfermée dans sa chambre, elle se reproche son silence, et recourt à sa plume pour dire les choses suprêmes qu’elle avait sur les lèvres et qu’elle n’a pu exprimer.

C’est le vendredi 11 août, à l’aube blanchissante, qu’elle monte avec ses femmes dans la berline qui va l’emporter au loin. Son ami se tient au bas de l’escalier : quelques mots rapides, un geste d’adieu ; les postillons lèvent leurs fouets, l’attelage se met en marche, et tourne le coin de la rue. Elle s’avance vivement à la portière du carrosse, jette un dernier regard sur une humble maison, où elle laisse tout ce qui l’intéresse au monde ; puis elle prend un livre, feint, pour éviter qu’on lui parle, de s’absorber dans sa lecture, et s’enfonce dans ses tristes pensées « sans s’en laisser distraire dix minutes de toute la journée. » Les heures s’écoulent, la nuit vient, le carrosse roule toujours ; et, à mesure que s’augmente la distance, son cœur se serre davantage, et sa détresse redouble ; elle a peine à cacher ses larmes aux regards curieux qui l’observent : « J’avais changé de place, et j’étais sur le devant de la voiture ; la lune donnait sur moi et m’éclairait le visage ; j’ai été obligée de me tenir longtemps toute penchée pour éviter sa clarté. »

Paris est sa première étape, et elle s’y arrête quelques jours.