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contrat ? S’il me paraît qu’un livre est mauvais ou dangereux, quelle raison ai-je d’en favoriser le cours, ne fût-ce que par mon silence ? Et tandis que, comme journaliste ou comme critique, j’aurais le droit de m’expliquer sur tout ce qui se passe, quel est ce privilège que réclament ici l’auteur dramatique ou le romancier ? La production littéraire deviendrait ainsi la seule que tout le monde aurait la liberté de juger, — à l’exception du critique, c’est-à-dire du « littérateur », — et seuls de tous les hommes, ceux qui fondent leur espoir de fortune sur la publicité de leur nom ne relèveraient pas de la publicité ! Je pourrais dire à l’homme politique : votre politique est mauvaise ; à l’avocat : votre plaidoirie était mauvaise ; au négociant : votre marchandise est mauvaise ; mais


On sera ridicule, et je n’oserai rire !


et ceux-là seuls seront à l’abri de tout reproche de sottise, d’impuissance ou de médiocrité, qui n’ont agi que pour essayer de faire admirer leur esprit !

Encore l’homme politique ou l’avocat dont je parlais peuvent-ils nous opposer les exigences de leur devoir professionnel. L’intérêt du client, le droit de la défense, la cause de la justice et de l’équité, telles sont les raisons, et les raisons très fortes, que l’avocat peut toujours faire valoir ; et elles sont presque d’ordre public. C’est la justification des libertés que les avocats se donnent, et qu’on dit qui sont quelquefois excessives ; — ou du moins c’en est l’excuse. Les hommes ont posé en principe que, la justice étant le premier des biens, l’intention seule de la rendre permettait de passer outre à plus d’une considération. Et l’homme politique, de son côté, peut arguer, aussi lui, de ses intentions et de son rôle. Lui aussi, comme l’avocat, il représente autre chose, et quelque chose de plus que lui-même, ses électeurs, par exemple, leurs vœux, leurs idées, leurs intérêts. Mais l’auteur dramatique, mais le poète, mais le romancier, de qui tiennent-ils leur mandat ? ou leur mission ? et s’ils ne les tiennent que d’eux-mêmes, et d’eux seuls, comment échapperaient-ils à ce jugement d’une opinion qu’ils ont eux-mêmes provoquée ? Il se peut que l’on soit avocat ou homme politique à son corps défendant, pour une foule de raisons qui n’ont rien de commun avec la vanité personnelle. Mais qui fut jamais obligé, ce qui s’appelle obligé, d’écrire des romans ou des drames ? C’est une clause encore du contrat que les auteurs ont passé avec l’opinion : ils sont tenus de tout accepter d’elle, comme n’ayant rien attendu que d’elle, et je veux