Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/457

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dames Delobelle piquent, lissent et lustrent des oiseaux des îles pour modes et chapeaux ; elles veillent, elles peinent, elles se privent, afin d’entretenir dans ses illusions et dans sa belle santé d’homme gras M. Delobelle qui ne renonce pas au théâtre, qui n’a pas le droit de renoncer. Les dames Ebsen, mère et fille, vivent tout près l’une de l’autre, cœur contre cœur, et le produit de quelques leçons suffit à leurs besoins dont on devine qu’ils ne sont pas considérables. Et pourtant dans ces cadres étroits il peut tenir des drames poignans. M. Joyeuse est un terrible imaginaire, un bavard incorrigible, et il a de ces écarts de langage dont les petites gens ne peuvent se permettre le luxe. On lui retire son emploi. Donc il continue de partir le matin à la même heure ; mais c’est pour battre le pavé de Paris en quête de travail, et revenir le soir abreuvé de refus avec la terreur de voir approcher le moment où il lui faudra avouer à ses filles qu’il a perdu leur gagne-pain. La mansarde où Désirée Delobelle peigne les oiseaux des îles n’est pas si haut perchée que la chimère n’en ait su trouver le chemin ; elle rêve d’être aimée, cette infirme ; elle rêve d’être heureuse, cette pauvre, et le jour où elle a enfin compris que les joies des autres ne sont pas pour elle, la déception est si forte, qu’elle demande à la mort de guérir sa souffrance. C’est si bon de se sentir aimée, d’être en pleine confiance et de vivre pour une autre, que madame Ebsen ne songe même pas à se plaindre de la rigueur de sa destinée. Elle avait compté sans le prosélytisme qui va faire de sa fille une étrangère pour elle. — Ces existences de petites gens n’ont rien qui les recommande à l’attention du romancier ; elles n’ont pas l’éclat qui tente l’artiste ; tout y est assourdi et terne ; les sanglots y sont étouffés, les larmes n’y brillent pas. D’en avoir donné une image assez fidèle, point trop convenue, peut-être est-ce la meilleure part de l’originalité de Daudet, la partie de son œuvre qui a le plus de chances de résister.

Mais il s’en faut que toutes les âmes livrent ainsi à la première vue leur secret ; il s’en faut que tous les caractères aient cette simplicité et se révèlent ainsi par l’extérieur. D’autres natures au contraire, — ce sont les plus complexes et partant les plus intéressantes, — se dérobent et cachent au fond d’elles-mêmes ce qu’il y a en elles de plus significatif. Daudet nous montre dans le duc de Mora l’homme de plaisir, le mondain, occupé gravement à découper des costumes pour un bal travesti. Ce n’est probablement pas à ce genre de talent qu’il doit la haute situation qu’il occupe à la tête d’un grand peuple, la toute-puissance qui fait de lui le véritable maître de l’État. La hardiesse du coup d’œil, l’audace dans l’action, la souplesse d’intrigue qui lui ont permis