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femmes. Elles ont, ces femmes, d’assez piètres natures, elles sont médiocres jusque dans leur perversité, elles ont jusque dans leurs rêves de splendeur et dans leur fantaisie la plus débridée quelque chose d’étriqué et de mesquin. Telle cette Sidonie, fleur de mansarde, à qui son existence de petite ouvrière parisienne a fait une âme de vanité et d’envie. Avec son irrémédiable sécheresse de cœur et la pauvreté de son tempérament, à peine peut-on dire qu’elle soit avide de jouissances. Mais elle a été humiliée dans la vie et elle veut rendre humiliations pour humiliations : elle se plaira au luxe voyant, aux dépenses qui s’étalent ; elle aura dans la tête des idées de faux romanesque, et le désir des aventures. Ce n’est pas assez de dire qu’elle s’inquiète peu du mal qu’elle fait, des ruines qu’elle sème autour d’elle : foncièrement méchante, la sensation de la souffrance d’autrui est peut-être la seule qui puisse lui apporter un réel plaisir. La petite Bachellery, la gentille comédienne, chez qui tout est faux, la jeunesse, le sourire et les cils, est un article de Paris de consommation courante, la poupée dispendieuse pour grands enfans qui ne sont pas sages. Sapho est-elle la courtisane amoureuse ? Ce qui est certain, c’est que toute sa conduite n’est inspirée que par un seul sentiment : elle vieillit, elle s’accroche à un dernier amour, elle ne veut pas être lâchée. Est-ce même ici de sentiment qu’il faut parler, et le mot d’instinct ne serait-il pas plus juste ? C’est dans les régions de l’instinct que se passe tout ce drame de Sapho. Ce grand nigaud de Jean Gaussin a cédé à la séduction des sens, puis il s’est laissé emprisonner dans les liens de l’habitude, et ça été une lente dégradation de tout l’être : la dignité, la délicatesse, l’intelligence, la faculté de vouloir, tout a sombré. Les Jean Gaussin sont légion ; et il n’est besoin ni d’une psychologie très subtile, ni d’une connaissance très étendue de la vie, pour deviner la banale histoire de leur déchéance.

Enfin il y a des existences sans secousses, sans incidens, tournant toujours dans le même cercle et dont on embrasse d’un seul coup d’œil tout l’horizon. C’est celle de milliers et de milliers de petits bourgeois vivotant d’un modeste emploi, de maigres ressources qui encore les feraient heureux s’ils n’avaient la crainte que quelque jour elles ne viennent à leur manquer. Le père Joyeuse, sa redingote soigneusement brossée, son nœud de cravate noué par ses filles, s’en va chaque matin à la même heure et s’achemine par les mêmes rues vers son bureau ; il refait le soir en sens inverse le même chemin, et assis à table entre ces demoiselles il leur raconte ces fastidieuses histoires de collègues où reviennent sans cesse les mêmes noms. Les